La guerre Russie-Ukraine qui vient se greffer sur les conséquences de la pandémie du coronavirus depuis 2020 impacte le Maroc comme le reste des pays à différents niveaux, notamment sur les prix du blé et des hydrocarbures et soulève des questions sur la capacité de stockage par pays. Pour Kamal Mesbahi, la fixation des prix et la question du stockage -du pétrole aux denrées alimentaires- est à appréhender selon une perspective de souveraineté nationale. Il livre pour Barlamane.com son point de vue sur d'autres questions également, toutes liées à la croissance et au modèle économique du Maroc. I-A l'heure où nombre d'économistes marocains tirent la sonnette d'alarme sur la récession couplée à l'inflation (rappelons que le taux d'inflation a atteint au Maroc 4,1% à la fin avril et que la croissance devrait osciller entre 1,5% à 1,7% en 2022, taux officiels), le gouvernement a encore une fois soutenu que l'inflation est maîtrisée, à la suite du conseil de gouvernement en date du 26 mai courant. Le même jour S&P global a publié une étude sur la région MENA et les conséquences du conflit Russie-Ukraine dans laquelle l'agence de notation reconnait des efforts fiscaux de l'Etat marocain (comme par exemple, la suspension des droits de douane sur le blé et l'augmentation des subventions à la farine), mais prévient que la cherté des prix qui atteint surtout le monde rural couplée au chômage des jeunes en hausse depuis la crise de 2009 et qui risque de persister tant que le conflit Russie-Ukraine dure est un cocktail qui conduit potentiellement aux tensions sociales. Quel est le panier de mesures fiscales, budgétaires, prises effectivement par le gouvernement Akhannouch ? sont-elles suffisantes pour contrer un choc social ? Kamal Mesbahi : « Lors de situations compliquées de guerre, de pandémie, de perturbations des chaines de valeurs mondiales, de boycott et de sanctions, aucune décision ne peut prétendre à la perfection, aucune mesure n'est suffisante, aucun choix n'est définitif. Les variables changent sans cesse, et les autorités politiques agissent quasiment au jour le jour vu l'impact systémique de la crise ukrainienne. Dans notre cas, l'Etat, ses entreprises et établissements publics sont un agent économique majeur. L'annonce d'une relance par la dépense publique en investissements et travaux de l'ordre de 240 milliards de DH pour accompagner les entreprises est importante en soi ne serait-ce que pour réduire la casse post Covid. Est-elle encore soutenable depuis le déclenchement de la crise ukrainienne ? Je ne saurais le dire. Par contre, l'arbitrage par la dette qui, parfois, s'avère nécessaire face à des situations compliquées, ne devrait pas faire oublier que la dette en soi n'est pas soutenable durablement. Elle peut même fragiliser le bien-être futur. Un équilibrage sage est à trouver afin d'éviter à ce que la thérapie ne tue le malade. L'aide directe pour les agriculteurs et celle pour les transporteurs sont utiles mais largement insuffisantes au vu de la tournure que prennent les événements en Ukraine. Le portefeuille de catégories sociales plus ou moins larges est sérieusement touché. L'économie mondiale traverse une phase compliquée qui ressemble par certains de ses aspects à la séquence 73-76 pendant laquelle une récession économique était alimentée par la hausse des prix (notamment du pétrole), l'augmentation du niveau de l'inflation, l'aggravation de la dette, la hausse des taux d'intérêts, et l'explosion du chômage. Honnêtement, je ne pense pas que les engagements annoncés par la LF 2022 tiennent encore la route. Les hypothèses sur lesquelles elles fûrent construits sont manifestement dépassées. Les prévisions relatives à une année agricole clémente, un déficit budgétaire allégé autour de 6%, et un taux de croissance attendu de l'ordre de 3,2% ne sont plus d'actualité. Le conflit Russie-Ukraine, qui est en train de glisser vers un conflit « Russie-Occident » complique la donne aussi bien par rapport au contenu de la LF 2022, que par rapport aux contraintes économiques et financières plus ou moins lourdes. Il est à parier que le gouvernement serait amené à terme à revoir les hypothèses retenues initialement, aussi bien quand au taux de croissance, les promesses de création d'emploi, que le déficit budgétaire. Il est plus qu'attendu que les déséquilibres macroéconomiques de 2020 et ceux de 2021 soient significativement amplifiés en 2022, voire même en 2023. La question qui s'impose à nous aujourd'hui c'est que faire pour atténuer l'impact au quotidien sur le pouvoir d'achat des catégories fragiles, les pauvres et les classes moyennes inférieures ? L'enjeu social est primordial. Le cycle d'une inflation importée par les coûts et ses impacts à la hausse sur les prix intérieurs et les facteurs de production ne va pas s'estomper de sitôt. L'été sera chaud! » II– Les mesures budgétaires visant à atténuer le choc pour les consommateurs et les producteurs et à prévenir le mécontentement social ont certainement exercé une pression sur l'assainissement budgétaire post-pandémie et continueront à le faire. Mis à part la LPL -que le Maroc a renouvelé 4 fois en la remboursant mais en ne l'utilisant qu'une seule fois- et donc l'endettement, pourquoi est-ce un tabou d'user la planche à billets au Maroc, la collecte d'impôts étant insuffisante comme la balance commerciale pour générer de la croissance ? K.M : « La conjoncture est difficile et pas que pour le Maroc. Les chaînes de valeurs sont déstabilisées, la croissance mondiale est atone, les effets économiques et sociaux du confinement ne sont pas encore absorbés, la visibilité est réduite, les niveaux d'inflation enregistrés un peu partout dans le monde rappellent ceux des années 80. Les pays se défendent avec les moyens dont ils disposent. Nous sommes une petite économie qui s'est sensiblement développée ces 25 dernières années. Une économie qui fait face à deux paradoxes. Le premier c'est que nos richesses produites se sont améliorées, mais n'ont pas bénéficié à tout le monde, et les inégalités sociales et territoriales sont actées par tout le monde. Le second paradoxe c'est que nos taux de croissance sont confrontés à un plafond de verre. Nous tournons avec une croissance moyenne du PIB réel de 3-3,5%. À eux seuls les agrégats économiques, financiers et monétaires ne peuvent expliquer cette croissance atone. Notre économie a besoin de réformes en profondeur qui touchent la nature de sa gouvernance, et la consolidation d'un climat de confiance et d'engagement réel des réformes annoncées par la Constitution. Faire tourner la planche à billets est un mécanisme dangereux économiquement, politiquement et socialement. Les conséquences directes ne se limitent pas à l'augmentation du niveau général des prix, mais elles impactent lourdement la crédibilité d'un Etat et la perte de confiance en sa monnaie, sans oublier l'impact désastreux sur le stock de sa dette et le renchérissement de ses importations » III– Parallèlement, le front social demande une vraie réforme fiscale par rapport au dossier des hydrocarbures : le plafonnement des prix tel que le ferait un Etat social, la transparence dans les prix à la pompe fixés à partir des sociétés de distribution au consommateur final, que d'aucuns estiment injustifiés par rapport au prix du baril à l'international, la reddition des comptes, et la publication du rapport du conseil de la concurrence sur les « 17 milliards » de profits générés en 2016-17. Les professionnels du transport se joignent à ces demandes pour demander de baisser la marge de profit à un seuil minimal des distributeurs et la réactivation de la raffinerie de la SAMIR. Sont-ce ces mesures qui permettront d'endiguer la crise et les incertitudes d'approvisionnement liés au contexte de la guerre ? K.M : « Absolument, il y a du vrai dans ces mesures, et d'autres encore. Cependant, il me semble qu'il va falloir tourner la page de la SAMIR et réfléchir à des dispositifs autres qui prennent en charge aussi bien les intérêts stratégiques d'un Etat souverain en termes de capacités de réserve et de stockage, et également les conditions générales de transparence et de régulation efficiente d'un marché qui a besoin de capitaux privés et d'expertises managériales. Valeur aujourd'hui, l'Etat ne semble pas disposer de moyens pour amener les intervenants à agir localement sur les prix. Ce n'est pas aux opérateurs privés de faire des efforts pour baisser leurs marges, c'est à l'Etat d'agir contextuellement en revoyant à la baisse le niveau des taxes qui ont un fort impact sur les prix à la pompe. Par ailleurs, il va falloir activer la mise à niveau « juridique » du Conseil de la Concurrence en tant que garant d'un fonctionnement normal des marchés, un fonctionnement au dessus de tout soupçon et non empreint de confusion et « remédier aux imprécisions du cadre légal actuel, renforcer l'impartialité et les capacités de cette institution constitutionnelle et conforter sa vocation d'instance indépendante contribuant au raffermissement de la bonne gouvernance, de l'Etat de droit dans le monde économique et de la protection du consommateur » (Voir le communiqué du Cabinet Royal en date 22 mars 2021). Que dire de plus ? IV– Le Maroc au moment où l'on parle n'est ni producteur de gaz ni de pétrole bien que les explorations soient prometteuses. L'énergie verte pour laquelle il a construit la plus grande centrale au monde Noor est-elle la solution à moyen terme à sa consommation en énergie et à sa politique d'exportation pour relâcher la pression sur les produits agricoles (dans le modèle agro-exportateur), qui assèchent un peu plus les sols alors que nous sommes en stress hydrique ? A défaut, que peut offrir le Maroc pour améliorer son PIB et sortir de la stagflation ? K.M : « Si la stagflation signifie la situation d'une économie qui souffre d'une croissance faible, d'une forte inflation, d'un taux de chômage élevé et d'une dépréciation de la valeur de sa monnaie, alors nous ne sommes pas en « stagflation. » Quand on analyse sur la durée, on constate que notre taux d'inflation est bas depuis plus d'une décennie. Il s'établit quasiment autour de 1% en moyenne. La politique monétaire du Maroc vise à maintenir la stabilité des prix dans un contexte d'ancrage du taux de change à un panier de devises. Ce choix n'est pas seulement monétaire. C'est un choix de politique économique vu le niveau moyen bas des salaires. Il est vrai que les tensions en Ukraine risquent de compliquer davantage la situation dans l'hypothèse quasi certaine d'une inflation importée forte et durable. Quand à la question de l'énergie elle est quelque peu compliquée. 1. A la base, notre production d'électricité est hétérogène. Selon les chiffres disponibles, le charbon y participerait aux 2 /3, l'hydraulique 5%, l'éolien et solaire19%, le gaz 9 %, et très peu de fuel. Cependant, avec la rupture du gaz, les paramètres ont changé. Le gaz a été remplacé par le fuel. 2. l'éolien et le solaire sont les plus compétitifs actuellement, et le charbon offrirait la meilleure performance économique. Sauf que depuis la guerre en Ukraine, le prix du charbon a été multiplie par 4 ou 5, ce qui alourdit sérieusement les charges et accroit les difficultés de l'ONEE. 3. La technologie du stockage à bas coût de l'énergie n'est pas encore au point. Espérons alors que les prospections avancées notamment en gaz puissent apporter à court-moyen terme des éléments probants qui permettraient d'alléger la facture ; voire même réorienter nos modes de production vers une logique de développement durable. Les guerres, les épidémies et les grandes crises économiques ont changé le sort de l'humanité. Elles sont consubstantielles à l'évolution du monde, produisent des gagnants et des perdants. Ce sont des moments de rupture, de mutation, de changement de paradigme, une opportunité pour réformer et moderniser. Les événements au niveau international n'épargnent personne.