Le regain de tension entre Alger et Paris risque d'accélérer la reconfiguration du paysage stratégique régional, en «jetant davantage la France dans les bras des Marocains», selon un ancien diplomate français familier du dossier algérien cité par le journaliste. Pour jeter une lumière crue sur l'ampleur de la crise actuelle entre Alger et Paris après les tentatives d'apaisement mémorielles ? le journaliste français Frédéric Bobin, dans un tchat avec des lecteurs du Monde, a livré une analyse politique d'une grande acuité. La réaction algérienne aux propos d'Emmanuel Macron a été conçue en termes peu modérés, de nature à provoquer une sortie aussi violente que celle qui a eu lieu dimanche de la part du président algérien Abdelmadjid Tebboune. «Le président Tebboune a dit que le retour de l'ambassadeur algérien à Paris était conditionné par le "respect total de l'Etat algérien" par la France. C'est très compliqué. Cela signifie-t-il que Paris doit s'aligner à 100 % sur les intérêts du régime ? C'est évidemment difficilement recevable. Les durs du régime algérien profitent à l'évidence de la crise actuelle pour imposer à Paris des conditions qui tiennent plus à la survie du régime qu'aux intérêts légitimes de la nation algérienne. "Respecter l'Etat algérien" signifie-t-il, par exemple, cautionner sa politique répressive actuelle contre les sympathisants du Hirak, extrader les opposants vivant en France ? Alger va essayer d'attirer Paris sur ce terrain-là. Je doute que Macron cède à la pression, car la diaspora d'origine algérienne en France engagée dans le Hirak ne l'admettrait pas. Le gouvernement français doit aussi prendre en considération l'état d'esprit de cette diaspora» a-t-il indiqué. Les rodomontades du régime algérien ne sont pas nouvelles, mais plusieurs voix ont estimé que la France connaît mieux sa dignité ; elle sait qu'un grand pays comme elle doit mettre doublement la justice et le droit de son côté dans ses discussions avec le pouvoir algérien, et elle ne faillira pas à ce principe qui a toujours dominé dans ses rapports diplomatiques avec la junte militaire depuis des décennies. M. Bobin affirme que «la rente mémorielle est une réalité du côté de l'Algérie officielle. La dénonciation de la France et de ses crimes coloniaux est un procédé habituel permettant de retremper la légitimé défaillante du régime dans un imaginaire patriotique très largement partagé par la population, même si les Algériens ne sont pas dupes des stratagèmes de ce même régime.» Le journaliste défend une démarche intéressée du président français. «On évoque souvent cette dimension électoraliste pour décrypter les arrière-pensées d'Emmanuel Macron. Certes, le président français a l'œil rivé sur le scrutin de 2022, c'est évident, et il calcule au plus juste les conséquences de ses propos. Mais il ne faut pas surestimer cette dimension. En l'occurrence, ses propos sont surtout le fruit d'une exaspération de plus en plus grande de Paris vis-à-vis d'Alger, le produit d'une accumulation de contentieux sur la question migratoire (mauvaise volonté prêtée à Alger pour le rapatriement des migrants illégaux), les contrats économiques et commerciaux (déconvenues de la RATP et de Suez...), la sécurité régionale (tensions sur l'après-« Barkhane » au Sahel) et, bien sûr, l'affaire mémorielle» détaille-t-il. Pour lui, «Paris a estimé qu'Alger n'avait pas saisi la perche tendue sur la réconciliation mémorielle. Sans compter l'étonnement du gouvernement français de voir le régime algérien insister si lourdement sur l'exigence d'extraditions de militants d'opposition présents en France, quasiment assimilés par Alger à des "terroristes". C'est cette accumulation de tensions qui explique l'exaspération à Paris.» La riposte algérienne n'est pas significative. «La fermeture de l'espace aérien algérien n'aura pas forcément d'énormes conséquences sur l'opération Barkhane. En tout cas, les militaires français n'ont pas l'air de dramatiser. Les circuits d'approvisionnement peuvent varier, emprunter d'autres routes aériennes. L'autorisation de survol de l'espace aérien avait été accordée par Bouteflika, et l'interdiction récemment décidée par Alger est aussi une manière pour la nouvelle équipe de dirigeants algériens de solder l'héritage diplomatique de Bouteflika, jugé trop francophile par certains cercles algériens» a-t-il dit. «Mais le risque pour les Algériens est qu'une attitude trop hostile à l'égard de Paris jette davantage la France dans les bras du Maroc. On dira qu'elle est déjà très promarocaine, comme l'illustre la position de soutien de Paris au plan d'autonomie du roi Mohammed VI concernant le Sahara. Mais un basculement plus franc de Paris dans le camp de Rabat (…) n'est pas forcément dans l'intérêt d'Alger» dévoile-t-il. «Quoi qu'il en soit, l'impact de la crise sur le Sahel est réel. Alger flatte les autorités du Mali, en délicatesse avec Paris, en particulier en relation avec la possible arrivée des « mercenaires » russes de Wagner à Bamako. La formation d'un axe Mali-Algérie-Russie avec des visées antifrançaises n'est pas exclue au Sahel. Cela dit, les Algériens ont, certes, des relations historiques avec la Russie, mais ils ne voient pas forcément d'un bon œil l'arrivée de Wagner dans la zone. Ils l'avaient déjà fait savoir lors de la bataille de Tripoli, en Libye, au début de 2020» a-t-il conclu.