Il y a déjà six mois que le Professeur Mohammed Arkoun nous a quittés. Six mois que son corps repose au cimetière Achouada de Casablanca. Six mois que son absence est ressentie douloureusement par sa famille et par ses proches. Mais sa pensée toujours pertinente et nécessaire ne saurait s'éteindre. En témoigne le livre publié à titre posthume par les Editions Vrin à Paris : «La question éthique et juridique dans la pensée islamique». Un ouvrage que le Professeur émérite de l'histoire de la civilisation islamique de Paris III-Sorbonne Nouvelle avait achevé avant de mourir, et que son épouse Touria Yacoubi Arkoun a eu le grand mérite d'accompagner jusqu'à son édition. Le livre comporte quatre chapitres. Au départ, il s'agissait pour l'universitaire de rédiger une préface à la réimpression du « Traité d'éthique » de Miskawayh, penseur humaniste du Xème siècle de l'ère commune auquel il a, jadis, consacré sa thèse. Finalement, les quelques pages prévues sont devenues une publication autonome de près de deux cents pages. On y retrouve tous les grands concepts que Mohammed Arkoun, fondateur de la discipline appelée «islamologie appliquée», a forgés au cours des ans, et toutes les préoccupations qui ont été les siennes jusqu'à son dernier souffle. On le sait : le penseur d'origine algérienne n'a cessé de déplorer et de nous mettre en garde contre le fait que, dans le monde islamique, depuis la fin de l'humanisme arabe du Moyen Age, la raison théologique musulmane et tout le champ religieux se sont affranchis de la «rivalité fécondante du champ intellectuel critique». En l'absence de cette raison théologique ouverte à la rationalité critique, la vie religieuse musulmane s'est souvent trouvée réduite ( c'est de plus en plus vrai) à l'observance stricte du licite et de l'illicite. La renonciation à forger de nouveaux outils de pensée, a rendu impossible l'émergence d'une éthique universaliste devenue nécessaire en face de l'expansion de la violence systémique dans toutes les sociétés contemporaines. Pour Mohammed Arkoun, un réexamen doit être conduit dans les limites et les attentes de ce qu'il appelle «la raison en voie d'émergence», cela à l'instar des premières Lumières portées très haut, en Europe du XVIII ème siècle, par les philosophes, les écrivains, les artistes. Dans son ouvrage, il souligne tout particulièrement le fait que ce sont davantage les sciences cognitives, les sciences de la vie, les sciences de l'homme et de la société qui, aujourd'hui, font émerger de nouveaux outils de pensée et d'intelligibilité, alors que la majorité des ouléma continuent de verrouiller les portes de l'intelligence critique et l'accès aux grandes voies d'émancipation du sujet humain. Dans son enseignement, Mohammed Arkoun a donné la priorité et la primauté aux analyses linguistiques, sémiotiques, historiques et anthropologiques du discours coranique. Mais il ne s'en est pas moins interrogé de façon récurrente sur l'effacement de la réflexion éthique au sein du monde musulman. «A quelles sources d'inspiration, interrogeait-il, l'éthique va-t-elle puiser un sens des valeurs, des vertus, de la vie bonne en un temps et dans des sociétés du spectacle, du profit, des combines financières, de fragilisation de toute attitude morale, et au surplus, depuis que la pensée elle-même est devenue jetable comme les ustensiles en carton qu'on jette après le repas ?». Son livre nous provoque, nous déstabilise, nous invite à réagir.