“Le Voyage du Sultan Moulay Hassan au Tafilalt“ retrace une passionnante expédition qui a duré six mois. Son auteur, Amina Aouchar, nous fait vivre, comme dans un roman, les étapes d'un périlleux itinéraire, tracé par un grand Sultan. Son éditrice Ileana Marchesani a autorisé ALM à en publier des extraits. La mhalla traverse le Ziz dont la large vallée est tracée par l'oued qui change de lit au gré des crues ; ses divagations, d'une inondation à l'autre, ont dessiné au fond du bassin de multiples chenaux tapissés de sables humides, encombrés de galets et de débris divers. Mais la caravane ne descend pas au bord du cours d'eau, qu'elle suit du haut du plateau qui domine la vallée. Sur la rive gauche, au relief moins tourmenté, la colonne s'avance lentement : les ravins profonds qui rident le flanc de la montagne ralentissent sa marche. Les ksour des Aït Izdeg, plantés sur des mamelons, surveillent les passages. Au bout de deux heures de marche, l'altitude commence à s'élever, la pente se fait plus raide, et franchir les lits secs des oueds devient de plus en plus difficile. La mhalla progresse une heure encore et campe à Tamgourt. Elle y passe deux nuits pour accorder aux hommes et aux bêtes un repos réparateur après les fatigues endurées. On dit que l'étape a été éprouvante pour Sa Majesté dont la santé est chancelante. Puis la colonne reprend sa route. Elle tourne alors le dos à la vallée du Ziz ; son itinéraire s'infléchit vers le Sud-Ouest, emprunte un large synclinal sec et raviné entre deux chaînons d'altitude élevée, aux pentes abruptes. Pas un ksar, pas un douar de nomades dans cette étendue aride au sol nu et rouge, sous un ciel bleu vif où tournent des éperviers. Ce désert est à la charnière des territoires des Aït Izdeg, des Aït Merhad, des Aït Hdidou et des Aït Yahia. Vers l'Est, les dorsales Ifer n'Aït Izdeg, « départ des Aït Izdeg », et Ifer n'Aït Merhad, encadrent le col Tizi Erahala, le « col des nomades ». Un camp rudimentaire est monté près du ksar Agoudim, “la vigie”, où les Aït Yahia entretiennent une modeste nzala, un caravansérail qui mérite à peine ce nom, où peuvent s'abriter les voyageurs qui vont et viennent entre les oasis de l'oued Ghéris et celles du Ziz. Ici, les Aït Yahia sont peu nombreux et pauvres ; ils gardent pour leurs frères plus riches du haut Ansegmir les terrains de parcours qu'ils viendront bientôt, chassés par la neige, occuper avec leurs grands troupeaux et leurs tentes noires. L'eau est rare en cette saison. Une modeste source irrigue quelques champs. Dans le lit de l'oued, on creuse les sables humides pour abreuver les animaux. A l'aube, les voyageurs reprennent la route, longeant le chenal creusé par les eaux qui donnent en aval naissance à l'oued Ghéris. En cette saison, seules l'humidité des sables et quelques ghdir, flaques d'eau stagnante, rappellent qu'au printemps des torrents dévalent la montagne, arrachant à ses flancs roches et branchages. La chaîne du Jbel Mijdider, véritable ikhef amane, “château d'eau”, surplombe la vallée, les flancs déchirés par un lacis de ravins. La région est déserte. Quelques ksour minuscules et isolés végètent au-dessus de terroirs rétrécis. Après une longue marche épuisante, sous une lumière glauque voilée par la poussière que soulève la colonne, la mhalla atteint Semgart où le camp royal est déjà monté. Dans ce paysage rude, Semgart, niché dans la verdure, au creux d'une montagne au bord du haut Ghéris, apparaît telle une récompense, un mirage, au voyageur épuisé et brûlé par le soleil. Le lendemain, les ‘abîd consolident le camp, creusent les rigoles autour des tentes, raffermissent les cordes qui maintiennent les toiles. Ils aspergent d'eau les environs immédiats du camp royal pour limiter le développement des volutes de poussière que soulèvent les déplacements des hommes et des chevaux. La Cour se demande si Moulay Hassan a l'intention de s'attarder dans ces régions isolées, si loin de Fès, si loin de Marrakech, si éloignées même du Tafilalt où il comptait pourtant aller se recueillir sur la tombe de ses ancêtres. C'est par ici, précise le Grand Intendant, que se sont réfugiés les Aït Sokhmane il y a cinq ans, alors qu'à la tête d'un escadron il les pourchassait après l'incident qui avait coûté la vie à Moulay Srûr. Moulay Hassan est fatigué. Il n'accorde que de rares audiences et ne sort quotidiennement de ses appartements que pour se rendre à la mosquée. « Nous avons campé à Semgart, au cœur du territoire des Aït Merhad. Ils se montrèrent prêts à Nous servir et s'acquittèrent de leurs obligations, se précipitant auprès de Nous pour demander grâce et renier ceux qui, hier comme aujourd'hui, les encouragent à semer le désordre. […] A Semgart, Nous ordonnâmes d'assiéger les Aït Hdidou qui donnent asile aux Aït Sokhmane et dont le territoire sert de base arrière à ces fauteurs de trouble. Grâce à Dieu, leur alliance a été dissoute et leurs forces brisées […]. Les notables des Aït Hdidou vinrent à Nous et s'engagèrent à respecter Notre volonté. Mais ils firent preuve de négligence […] et Nous fîmes arrêter plus de cent de leurs hommes […]» A quoi ressemble ce 'Alî Amhaouch qui fait tant parler de lui dans ces montagnes, se demandent les courtisans ? Les officiers qui ont longuement interrogé les prisonniers de la tribu des Aït Hdidou, savent que « c'est un homme de quarante-cinq ans environ, très blanc de peau et remarquablement hirsute. Il porte toute sa barbe et de longs cheveux qu'il réunit sur le sommet de la tête et qu'il recouvre d'un simple mouchoir de coton blanc »37. Les captifs ne cessent de répéter ce que cet homme leur a dit au sujet de l'incident qui a coûté la vie à Moulay Srûr : c'est un regrettable incident dans lequel lui, 'Alî Amhaouch, n'aurait aucune responsabilité. Une fraction des Aït Sokhmane montait une embuscade, sans savoir qui accompagnait la colonne attaquée : « Les cavaliers affolés se jetèrent les uns sur les autres, se bousculèrent, s'entremêlèrent et dans cette panique Moulay Srûr fut désarçonné et écrasé […] »38. Si ce Darqâwî est si innocent, pourquoi ne vient-il pas se présenter devant notre Maître, demandent les officiers. C'est avec soulagement qu'est accueillie la levée du camp, dix-neuf jours plus tard. Mais la mhalla ne se dirige pas vers Marrakech. Elle infléchit à nouveau sa route vers le Tafilalt. Ce 18 octobre, l'automne est déjà fort avancé, les matins et les soirs sont déjà bien froids. L'on se demande quand on s'en retournera vers la douceur des villes impériales. • Par Amina Aouchar Historienne