“Le Voyage du Sultan Moulay Hassan au Tafilalt“ retrace une passionnante expédition qui a duré six mois. Son auteur, Amina Aouchar, nous fait vivre, comme dans un roman, les étapes d'un périlleux itinéraire, tracé par un grand Sultan. Son éditrice Ileana Marchesani a autorisé ALM à en publier des extraits. C'est à proximité de Bou l-'âjoul que le camp est monté le premier soir. Tout en déroulant les toiles des tentes, les Farajî confrontent leurs souvenirs au sujet de l'expédition de Moulay Hassan, à laquelle ils participèrent, et qui mena la mhalla jusque-là ; c'est ici que nous avions dressé le camp de Sa Majesté dit l'un. Non, c'est plus loin, sur la butte là-bas dit l'autre. Non, rétorque un troisième, là-bas campaient les tribus convoquées par notre Maître, les Zayane, les Aït Izdeg, les Aït Yahia, les Aït Hdidou... C'est ici qu'étaient placés les canons qui bombardèrent les ksour. Non, ils étaient placés plus loin près des ruines que l'on voit en contrebas. Le camp à peine dressé, les Aït Mgild de Bou l-'âjoul qui gardent les réserves de la tribu pendant que leurs frères mènent les troupeaux vers les alpages, apportent la mûna. Les hommes, trapus et lourds, conduisent au camp royal un troupeau de moutons et des bêtes de somme chargées de sacs de grains. Les femmes accourent, curieuses, portant sur la tête pots et plats de terre. Elles lèvent les bras pour maintenir leur fardeau, dévoilant les fins tatouages bleutés sur la peau blanche de leurs poignets, repoussent sur leurs épaules une cape, une handîra à franges de laine attachée autour du cou, qui recouvre une tunique de mousseline blanche retenue par des fibules. Mais la mûna est modeste. Le climat est rude et les cultures ne peuvent s'épanouir que dans le pli humide des vallées protégées du vent. Même les céréales, le blé dur, le maïs et l'orge sont irrigués. La seule vraie richesse est le mouton. Perdrix et lièvres, qui abondent dans la steppe, permettent aux officiers et aux soldats d'améliorer un ordinaire bien maigre. Caïds et notables ruraux regrettent que la mhalla ne séjourne pas plus longtemps dans la région : ils auraient pu organiser quelques battues dans la montagne toute proche, pour chasser mouflons et gazelles, traquer une panthère peut-être, une de ces panthères qui, régulièrement, l'hiver, menace les troupeaux lorsque la neige se fait épaisse. Mais nous sommes en juillet, et les panthères sont remontées vers les sommets, cernées par la transhumance. En cette saison, sur les plateaux de la Moulouya, « […] les aurores sont courtes, les matinées radieuses, les midis écrasants. Vers une heure, on voit monter du sud-est quelques nuages roux, précurseurs de l'orage. Le ciel se tend d'un voile gris plombé, le vent se lève, l'orage éclate, accompagné de pluie, et dure une ou deux heures. Puis le rideau de nuages s'éparpille, l'atmosphère reprend cette limpidité merveilleuse où l'œil peut scruter des profondeurs qui semblent sans limite. Les crépuscules sont brefs, la nuit tombe brusquement dans les vallées et sur la plaine, tandis que les cimes lointaines baignent encore dans les ors du couchant »13. La mhalla ne s'attarde guère à Bou l-'âjoul. Moulay Hassan a réglé les problèmes des Aït Mgild à Sehb Roa. Le lendemain à l'aube, la colonne s'ébranle en direction de l'est et atteint l'oued Moulouya. Le plus long fleuve du Royaume n'est encore ici qu'un torrent de montagne. Le soleil n'est pas levé et le passage à gué sur des roches de granit rose, arrondies, usées par la violence des eaux de la fonte des neiges, s'avère délicat pour des bêtes lourdement chargées. Le gué le plus sûr est gardé par des soldats afin que nul ne l'emprunte avant que le Sultan et sa suite ne le franchissent. Le cortège royal atteint le fleuve. Les chevaux se cabrent puis se lancent avec fougue, mouillant les étriers de leurs cavaliers, aspergeant l'entourage d'une écume dense, dispersant anguilles et barbeaux qui abondent dans ces eaux. Les mules, prévenantes pour les doctes personnages ou les délicates personnes qu'elles portent, choisissent précautionneusement le chemin qui, de pierre en pierre, les conduit à l'autre rive. Le gros de l'armée traverse la Moulouya en amont, suivi par marchands et voyageurs, piétinant les minuscules jardins qui émaillent les berges. Les soldats, les muletiers, mal réveillés, bousculent et cravachent mulets et ânes trop chargés, qui glissent sur les rochers ; les chameaux, traînés par les licous, piqués à coups d'aiguillon déblatèrent, surpris par l'eau froide. L'arrière-garde de la colonne n'atteint le cours d'eau qu'après avoir traversé des berges labourées par le piétinement de milliers de bêtes. Après le gué, la remontée sur l'autre rive se révèle tout aussi difficile, le sol boueux se dérobant sous les pattes des animaux. Au cours des premières heures de la matinée le cortège royal franchit la courte distance qui sépare l'oued des ksour des Aït 'Ayache. Le reste de la colonne y passe la journée. Une fois le cours d'eau franchi, le Sultan et sa suite se dirigent vers le Sud-Est à travers un plateau rocailleux recouvert de thym et d'alfa. A l'horizon, dans l'air limpide et sec, on voit apparaître la ligne sinueuse des peupliers qui annonce la vallée de l'Ansegmir, la vallée des Aït 'Ayache. Un tourbillon de poussière déploie ses volutes droit devant ; on devine un groupe de cavaliers qui s'avance à la rencontre du Sultan. Les notables de la tribu des Aït 'Ayache viennent souhaiter la bienvenue à Sa Majesté ; les accompagne une délégation de la tribu voisine des Aït Izdeg, qui vient de nouveau solliciter la grâce de son Souverain. Avant d'atteindre la mhalla, les cavaliers se rangent de part et d'autre de la route qu'elle emprunte, contenant la foule qui les a suivis jusque-là et qui se presse pour voir passer Moulay Hassan ; ils attendent, immobiles, que le Sultan approche. Lorsqu'il atteint les premiers cavaliers, le caïd de la tribu « […] met pied à terre et se prosterne devant lui, puis se relève sur un signe de Sa Majesté. Courbé très bas, il vient baiser l'étrier de son souverain avant de se remettre en selle »14. Ses compagnons poussent alors des acclamations puissantes : «Allah ibârak fî 'amr Sîdî!», et prennent la tête de la mhalla en une course effrénée, dressés sur leurs étriers, déchargeant en l'air leurs fusils portés hauts à bout de bras. Les officiers de l'escorte les regardent se précipiter au-devant d'eux, admirant les chevaux magnifiques que monte cette aristocratie guerrière, « […] des chevaux à l'arrière-train bien attaché et bien musclé, à l'avant-main étroit, à l'épaule verticale, des chevaux d'une adresse de chèvre et d'une douceur parfaite »15. • Par Amina Aouchar Historienne