Jean-Pierre Vernant est un penseur français, connu par son engagement intellectuel. Ce professeur émérite au collège de France était invité au dernier Salon international du livre de Tanger. Il s'exprime sur le rôle des intellectuels face au monde où ils vivent et au pouvoir. Aujourd'hui le Maroc : Votre vie d'écrivain est indissociable de vos engagements en tant qu'intellectuel. Quand avez-vous pris la décision de vivre comme un intellectuel engagé ? Jean-Pierre Vernant : Est-ce que l'engagement suppose à un moment donné un choix, une décision ? Oui et non, parce que je n'ai pas eu à faire de choix. En 1940, la France était occupée. J'ai fait partie d'un petit nombre de gens qui pensaient que ce n'était pas vivable comme ça. Par conséquent, il n'y avait pas d'autre solution que de se battre. Après la guerre, j'ai repris mes fonctions d'enseignant. Je me suis retrouvé en tant qu'intellectuel, en tant que citoyen engagé face à une nouvelle situation insupportable. Parce que si en 1940, le problème était de savoir si l'Europe serait nazie, dès 1945-46, j'ai compris très clairement – je l'ai compris parce que je suis un intellectuel qui réfléchit – que la victoire des nations dites libres avait été une victoire seulement pour elles. Les gens du Maghreb, de l'Afrique, les Vietnamiens, qui avaient participé à cette victoire, n'en ont pas profité. Pour eux, toutes les portes sont restées fermées. Par conséquent, si le sens du premier demi-siècle, c'était la lutte contre le fascisme, le sens de la seconde moitié du 20e siècle serait la libération des peuples colonisés. Au moment de la guerre du Vietnam, j'ai pris position. J'ai été également un militant actif pendant la guerre d'Algérie. Que pensez-vous des intellectuels qui se cantonnent dans une position esthétique, estimant que les domaines de la pensée pure et du beau constituent leurs seuls foyers d'intérêts ? Pour moi c'est impensable. Est-ce que je les condamne ? Je ne les condamne pas. Les condamner au nom de quoi ! Mais c'est une attitude que je déteste. Elle n'éveille en moi aucun écho. Ça me paraît impossible. Je ne pense pas que l'identité d'une personne puisse être définie, uniquement par rapport à elle-même, à son œuvre, à son esthétisme. On se fabrique soi-même dans le contact avec ses proches, mais aussi dans le contact et la découverte de ce qui est profondément différent de soi. L'idée d'une vie d'esthète… ce n'est pas moi ! Ce n'est pas mon affaire ! Ce n'est pas mon style ! L'intellectuel peut dire qu'il a sa tour d'ivoire, que le reste ne l'intéresse pas : il a une œuvre à faire. Comme si l'œuvre que l'on fait était indépendante des succès, des échecs que l'on a dans le monde et de l'image que le monde nous envoie. Certains intellectuels s'engagent si bien dans le monde qu'ils deviennent des acteurs du pouvoir ? Quelle a été votre attitude face au pouvoir ? Beaucoup d'intellectuels ont été fascinés par le pouvoir. Ils pensent que leur rôle, c'est d'être des conseillers du prince, au sens machiavélique du terme. Ils pensent qu'ils vont être l'intelligence qui va analyser la situation… Je pense qu'il y a beaucoup d'illusions là aussi ! Dans le monde tel qu'il est, si les pouvoirs étaient entièrement positifs, alors on pourrait les regarder faire et s'en féliciter. Mais il y a une logique du pouvoir, et elle est ce qu'elle est. Aucun pouvoir n'est pur ! Aucun pouvoir n'est parfait ! Donc, le rôle des intellectuels pour moi est un rôle critique. Ils ne doivent pas être des agents ou des conseillers du pouvoir. Ils doivent être présents toujours et partout comme contre-pouvoir. Leur rôle a été de montrer du doigt la torture pendant la guerre d'Algérie. Comme leur rôle a été de dire au moment de l'affaire Dreyfus qu'elle ne tient pas debout. Le sens que vous assignez au terme pouvoir se limite au pouvoir d'Etat. Les partis politiques n'exerceraient pas de pouvoir, sachant que vous avez été proche du parti communiste français ? Le rôle de contre-pouvoir des intellectuels existe également à l'égard des formations politiques. J'ai été membre du parti communiste avant la guerre. J'ai rompu avec le PC en 1940, au moment du pacte germano-soviétique. Après, je me suis retrouvé en accord avec le PC, parce qu'il était dans le système politique français le seul parti qui aurait pu avoir une attitude anticolonialiste parfaitement cohérente. Mais mon rôle comme intellectuel, à l'intérieur du parti, c'était aussi le contre-pouvoir. Nous avons animé l'opposition à l'intérieur du PC, et puis nous sommes tous partis, les uns après les autres. À cet égard, mon rôle dans le parti communiste, je le concevais de la même façon que mon rôle à l'égard du pouvoir. Vous n'êtes jamais revenu sur votre position de contre-pouvoir, même pas du temps de François Mitterrand ? Le pouvoir de l'Etat, je peux l'appuyer lorsqu'il me paraît dans une bonne voie, sans me mettre à son service. Quand François Mitterrand s'est présenté à la présidence de la République, je l'ai soutenu. J'étais l'un des intellectuels qui ont signé un appel pour voter pour lui. Mais contrairement à d'autres, je ne suis pas devenu un personnage de son entourage immédiat. Je m'en gardais. Je n'ai jamais envoyé à Mitterrand un ouvrage avec une dédicace, parce qu'il était président de la République. Parce que le pouvoir, c'est le pouvoir et le rôle d'un écrivain, c'est d'écrire. Donc ma position de contre-pouvoir est restée ferme, me semble-t-il en gros, à tout moment. Aujourd'hui, un petit groupe d'intellectuels est régulièrement sollicité par les médias. Il semble y avoir un désintérêt des penseurs pour la presse. Qu'en pensez-vous ? À la fin du 19e et lors de la première moitié du 20e, les intellectuels ont pris position dans la presse. C'est-à-dire qu'ils ont essayé de montrer qu'il y avait une analyse des faits. Les intellectuels pouvaient la faire, parce qu'ils avaient certaines armes, des méthodes. Dans la vie sociale et politique, il y a le vrai et le faux. Lorsque l'Etat mentait pour des raisons d'intérêt national, il fallait les dénoncer quels que soient les inconvénients. Aujourd'hui, la presse est devenue autre chose. En France, il y a quelques grands journaux, mais il y a surtout les grands médias. Ils serrent l'actualité plutôt que de réfléchir sur elle. Ils font en sorte que tout ce qui se passe dans le monde soit apporté sur l'écran sans distance, sans analyse. Ils font pareil avec les choses intellectuelles. Ils vont prendre des gens qui ont un certain succès de librairie. Il y a donc un groupe d'intellectuels qui est au premier plan. N'avez-vous pas eu de regrets d'avoir, par moments, sacrifié votre œuvre à votre engagement ? Sûrement pas ! Je n'ai pas eu de regrets ! Qu'est-ce que ça veut dire des regrets ? On a la vie qu'on a. Dans les années 40-45, qu'est-ce qu'on pouvait faire d'autres que de combattre ?