L'auteur nous entraîne dans la sphère intime de Mohammed et offre un portrait contrasté de son héros – portrait plein d'empathie mais avec un questionnement critique. Fin octobre, l'hebdomadaire français L'Express annonçait en première page la publication d'un dossier spécial intitulé: « Jésus-Mahomet: le choc ». En arrière fond de ce titre, deux représentations anciennes des deux Prophètes étaient reproduites: une peinture byzantine pour Jésus, une peinture perse pour Mohammed. Est-ce à cause du titre, contestable au regard de l'histoire des religions comme au regard de la théologie aussi bien musulmane que chrétienne? Est-ce à cause des représentations picturales des visages prophétiques, refusées dans les sociétés musulmanes? (Pour l'édition destinée au Maghreb, le visage de Mohammed avait été voilé, mais pas celui de Jésus). Toujours est-il que ce numéro de L'Express n'a pu circuler dans les pays du Maghreb, qui ont tous interdit sa diffusion. Les thèses qu'il présentait étaient plus que discutables, même s'il se voulait respectueux de l'Islam comme du christianisme. L'interdiction du magazine a-t-elle été motivée par la crainte qu'une partie de l'opinion, au Maghreb, ne soit pas assez mûre pour l'accueillir sereinement? Par le souci de ne pas donner du « grain à moudre » aux courants islamistes ou fondamentalistes? Pour ménager les secteurs religieux les plus conservateurs? La décision n'a pas été expliquée. Difficile liberté d'expression! Difficile liberté de la presse! Un jeune romancier maghrébin de talent en a fait tout récemment l'expérience puisque ses livres, publiés en France, ne peuvent circuler librement au Maghreb. Il s'agit de Salim Bachi, auteur natif d'Algérie et vivant à Paris, qui a publié voici quelques mois un beau récit intitulé «Le silence de Mahomet». Un roman qui parle librement du Prophète, avec respect et amour mais sans se soucier d'être fidèle à la tradition. L'exercice, il est vrai, est osé. Peu d'auteurs s'y sont essayés avant lui. Un grand écrivain marocain est ici l'exception : dans les années 1980, Driss Chraïbi a écrit L'Homme du livre, qu'il considérait comme «l'œuvre de sa vie». Dans ce roman où l'on côtoie la poésie, un homme est seul en face de lui-même et lutte pour accéder à la Vérité : c'est Mohammed, trois jours avant qu'il ne reçoive la Révélation. Bachi a choisi une autre approche : l'histoire du Prophète est racontée par un certain nombre de personnages qui ont été les témoins de son aventure humaine et spirituelle. L'auteur nous entraîne dans la sphère intime de Mohammed et offre un portrait contrasté de son héros – portrait plein d'empathie mais avec un questionnement critique. Les musulmans de nos sociétés ne sont certes pas - pas encore - habitués à pareille liberté de ton. Mais aujourd'hui, nous voyons le mal partout. Nous sommes choqués de tout, et tentés de dénoncer un «blasphème» à propos de tout ce qui n'est pas conforme à nos conceptions et à nos images. En croyant défendre ce que nous considérons comme sacré, nous donnons le sentiment que l'Islam est hostile à la liberté d'expression, de penser, de créer. Pourtant, ces romans - celui de Bachi comme celui de Chraïbi – rendent plutôt attachante la personne du Prophète pour un non musulman. Si nous n'arrivons même plus à entendre ce que les «autres» disent de positif pour nous, où allons-nous ?