«Entre le marteau du grand récit néoconservateur et l'enclume de celui des islamistes», il revient donc aux Européens de ciseler un chemin d'ouverture. «Axe du bien » contre «axe du mal», «puissances démocratiques» contre «forces terroristes» : autant de catégories inventées pour dépeindre la géopolitique de ces dernières années. A tel point que lorsqu'un chercheur de renom, dont la réputation de connaisseur des pays musulmans n'est plus à faire, conjugue ses compétences d'universitaire à ses talents d'enquêteur pour proposer une lecture de cette fracture mondiale, l'ouvrage mérite que l'on s'y arrête. Il s'agit du livre de Gilles Kepel, dont le titre «Terreur et Martyre» fait office d' un diagnostic et le sous-titre, «Relever le défi de la civilisation», un objectif à réaliser...si ce n'est une véritable gageure tant les dégâts sont lourds. Des dégâts dont la responsabilité incombe à ceux qui ont ordonné les deux grands récits qui recomposent le monde depuis le 11 septembre. Le premier est celui, déterminé, de la guerre américaine contre la terreur, défini et annoncé par le président américain lui-même dans son tristement célèbre discours sur l'état de l'Union en janvier 2002. Le second, exalté, est celui du culte du martyre théorisé et mis en pratique par Al Qaïda, puis par les djihadistes à travers le monde. Kepel démontre comment ces deux grands récits, qui s'affrontent et se répondent, sont aujourd'hui un échec total. Tandis que les Américains s'enlisent dans les bourbiers irakien et afghan, les partisans d'Al Qaïda perdent de leur crédibilité. Signe du (mauvais) temps : un des premiers compagnons de Ben Laden, le Docteur Fadel, vient de publier un livre dénonçant l'échec de la stratégie de l'organisation islamiste. Au plan d'action global censé vaincre «les croisés» se sont substituées des actions autonomes portées par des groupuscules locaux et un affrontement entre musulmans eux-mêmes. Un tableau sombre et dualiste que Kepel dépeint à merveille. On peut parfois lui reprocher la tentation binaire à laquelle il cède. Elle revient dans la bande rouge qui entoure le livre, sur laquelle on lit un «Par-delà Bush et Ben Laden» qui n'est pas sans rappeler le «Par-delà le bien et le mal» de Nietzsche. Gilles Kepel voit pourtant une porte de sortie, une source d'optimisme, qui n'est autre que l'Europe. Revenant sur ce qu'il affirmait dans Les banlieues de l'Islam, il souligne l'échec d'une radicalisation massive des musulmans européens, et voit dans les émeutes urbaines qui ont secoué la France en novembre 2005 l'expression d'une forte demande d'intégration. Non seulement ces musulmans sont porteurs d'un dialogue ouvert avec l'Islam, mais les Européens doivent aussi reprendre leur place en créant une alliance économique qui couvre l'espace de la région eurogolfe autour de l'axe méditerranéen. «Entre le marteau du grand récit néoconservateur et l'enclume de celui des islamistes», il revient donc aux Européens de ciseler un chemin d'ouverture. Mais si une pax economica est une bonne voie, peut-on faire totalement l'impasse sur une pax religiosa nécessaire ? Rien n'est moins sûr...