Mahi Binebine, l'un des plasticiens marocains les plus créatifs aujourd'hui, expose à la galerie casablancaise Venise-Cadre. Dans ses tableaux, l'artiste-écrivain exprime une extrême sensibilité envers la tragédie humaine contemporaine. Entretien. ALM : La condition humaine est au cœur de vos œuvres. Etes-vous un artiste existentialiste ? Mahi Binebine : Voyez-vous, je suis né aux fins fonds de la médina de Marrakech. J'y ai grandi. J'ai côtoyé de près les petites gens dont je fais partie. Ce sont les miens. Je m'évertue à leur donner une voix. Je ne suis pas certain que cela soit bien utile, mais c'est mieux que rien. Si vous entendez par «artiste existentialiste» un être humaniste, oui je le suis. Le contraire, pour un artiste, serait indécent. Dans vos œuvres, vous donnez à voir un être humain décharné et déshumanisé. Etes-vous pessimiste au fond ? Non, je ne suis pas pessimiste. Réaliste, peut-être. Je reprendrai les mots de Charo Gréco, une critique espagnole qui s'est intéressée à mon travail : «Le malaise métaphysique auquel nous sommes condamnés depuis le travail de sape du siècle passé, ne nous permet plus de parler de l'être sans penser à sa dissolution, ni parler du monde sans songer à sa fragmentation». J'adhère à ce propos. Mes personnages sont peut-être réduits à des ombres, à des silhouettes brisées, endolories, mais ils sont vivants. Ils luttent. Debout. Il y a toujours un espoir. Une renaissance des cendres. Un lendemain possible. Le thème de l'émigration clandestine revient de manière récurrente dans vos toiles autant que dans vos livres. Etes-vous obsédé par votre passé d'immigré ? La tragédie de l'immigration «clandestine» (elle ne l'est pas du tout) me hante depuis longtemps. Voilà sept ans que j'ai écrit mon roman «Cannibales» et dans le Détroit comme ailleurs, les jeunes gens continuent de mourir noyés ; trois par jour selon des statistiques fiables. Tous les jours que Dieu fait. C'est une honte. J'ai mal pour ces jeunes et pour leurs familles. Pour répondre à votre question, je ne suis pas obsédé par mon passé d'immigré qui, par ailleurs, fut bien douillet. Et puis, je peux voyager à ma convenance, et pas en «Patera»… Le masque est également l'un de vos thèmes favoris. Que représente pour vous le masque ? Il y a de moins en moins de masques dans mes tableaux. J'essaie d'en sortir car il me semble que j'ai fait le tour de la question. Le masque m'a permis pendant longtemps de disséquer les mille et une facettes de la nature humaine. C'est un outil fantastique. On peut le faire parler, hurler, chanter ; on peut aussi le baîllonner, l'aveugler… Mais je suis déjà ailleurs. Mathématicien de formation, vous avez dû quitter votre poste de professeur à Paris pour vous consacrer à la peinture et à l'écriture. L'artiste ou l'écrivain, seraient-ils plus utiles à la société que le mathématicien ? J'ai trois enfants (Mina, Sarah et Dounia). En tant que père, je préconise les mathématiques. Mais si l'une d'elles penche vers une discipline artistique, j'en serais extrêmement heureux. On a besoin de matheux autant que de poètes. Cela dit, les mathématiques enseignent une rigueur indispensable à toute entreprise créative. On nous apprend à partir d'un point A pour arriver logiquement à un point B en se plaçant dans un espace où il y a des contraintes. Un roman, c'est ça. Une peinture, aussi abstraite soit-elle, obéit à des lois d'équilibre. Tous les artistes vous le diront. Artiste plasticien, vous êtes également écrivain. Si vous deviez choisir entre la plume et le pinceau, qu'auriez-vous préféré ? Incontestablement, je prends davantage de plaisir à peindre qu'à écrire. Je ne vois pas le temps passer dans mon atelier. Je m'oublie. Je suis dans ma toile, luttant contre je ne sais quel diablotin… J'aime le contact charnel avec de la matière, de la couleur ; j'aime me jeter à plein corps dans une œuvre en devenir. En revanche, écrire me coûte. Je passe ma vie dans les dictionnaires à chercher le mot juste, à explorer la façon dont tel ou tel écrivain l'a utilisé. J'ai la hantise d'ennuyer le lecteur.