Entretien avec Rachid Guerraoui, professeur à l'Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) Professeur à l'Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) en Suisse, les sciences numériques n'ont aucun secret pour Rachid Guerraoui. Au Maroc, il collabore avec les étudiants de l'UM6P sur des projets prometteurs sur l'avenir d'Internet. A l'heure où l'intelligence artificielle effectue des prouesses numériques qui semblaient autrefois irréalisables, qu'est-ce que c'est de penser à l'ère d'Internet ? Une question à laquelle a répondu le professeur lors de la semaine de la science qui s'est déroulée du 1er au 5 novembre 2021 à l'UM6P. Il explique en citant Alain Turing que l'intelligence artificielle est «la capacité d'une machine à résoudre un problème que seuls les humains pensaient résoudre». Partant de là, Rachid Guerraoui définit l'intelligence naturelle comme étant «la capacité d'un humain à résoudre un problème que les machines ne peuvent pas encore résoudre» faisant notamment référence aux liens entre les solutions par exemple. Pour lui, Internet «est la plus grande invention de tous les temps. La technologie sous-jacente pourrait créer une nouvelle forme d'homo sapiens». L'outil Internet est dans la droite ligne des outils qui ont permis de réaliser certaines avancées significatives, sauf qu'Internet est beaucoup plus puissant. Par ailleurs, Internet peut être aussi une arme d'abrutissement massive. Pour cela, il défend l'idée qu'il faut apprendre aux jeunes de lire Internet et développer un «Internet citoyen». Eclairages. ALM : Vous avez évoqué lors de la semaine de la science qu'Internet change le monde de la même manière que le feu a transformé l'histoire de l'homo sapiens. Pouvez-vous nous en dire plus ? Rachid Guerraoui : Le numérique pourrait changer l'être humain d'une manière similaire que le feu. Le feu a permis à l'être humain de cuire de la viande et de se nourrir différemment, ce qui a fait évoluer son cerveau et a conduit à la création d'une nouvelle espèce d'homo sapiens. Le numérique avec les possibilités de manipulations génétiques et de l'association cerveau humain-ordinateurs sous forme de connexions, pourrait conduire à l'apparition d'une nouvelle espèce. Internet peut être un puissant canal de transmission du savoir mais aussi un moyen de diffuser toutes sortes de thèses infondées. Il échappe à tout contrôle. Selon vous quel serait le moyen qui permettrait de mieux gérer le contenu de cet espace ? Vous avez raison qu'Internet permet malheureusement de diffuser des thèses infondées. Le pire est que les plateformes de dissémination actuelles (Facebook, YouTube…) semblent privilégier ce type de contenu. Il est crucial de pouvoir permettre à l'internaute d'avoir un moyen de distinguer le contenu provenant d'une source qualifiée de celui provenant de charlatans. Vous travaillez en ce moment sur le projet d'un Internet citoyen. Peut-on en savoir davantage ? L'idée d'un Internet citoyen est en quelque sorte le retour aux sources de l'Internet original ; la motivation des concepteurs était de permettre la communication et la coopération entre individus, sans passer par des intermédiaires comme les sociétés plateformes actuelles que l'on appelle les géants du numérique qui transforment les données que nous produisons en nous les revendant et en nous manipulant au passage. Le but est de créer une nouvelle infrastructure qui permet de se passer de ces intermédiaires tout en assurant une distinction des contenus en fonction des sources. Le contrôle d'Internet, comme c'est le cas dans certains pays, poserait une problématique fondamentale qui est celle de protéger la liberté de penser et de créer. Comment concilier cette liberté et limiter le contenu «nuisible» et «destructeur» sur Internet ? La réponse à cette question est délicate. Mais il est urgent de se la poser. En tout cas il faut essayer de permettre une certaine liberté (dans les limites des droits universels), tout en punissant les charlatans influenceurs ou en tout cas en diminuer l'influence.