Entretien avec Zakaria Abouddahab, professeur de droit public à l'Université Mohammed V de Rabat ALM : Le Covid-19 a complètement bouleversé la donne en matière de géopolitique mondiale. C'est un «Game changer». Quels sont les principaux effets de ce virus sur les rapports de force dans le monde ? Zakaria Abouddahab : On assistera sans doute à un chamboulement de l'agenda mondial déroulé par les principales puissances et les institutions mondiales (ONU en particulier), ainsi que par les forums comme le G7 ou le G20. Il est vrai que des écrits ont, plus ou moins, traité de la géopolitique des endémies ou des pandémies, néanmoins la meilleure des prospectives n'a pu imaginer un tel scénario apocalyptique. La maladie liée au coronavirus de 2019 a donc révélé une fragilité des mécanismes de concertation et de coordination matérialisés par une gouvernance mondiale mise à mal par la rapidité de la propagation du virus. L'on a remarqué un repli national et le retour des postures du self-help prônées par les théoriciens du néoréalisme, comme l'Américain Kenneth Waltz. Dans ce contexte d'interdépendance accrue aux effets domino amplifiés, la mondialisation est plus perçue comme un danger à contenir davantage qu'une opportunité à saisir. La rapidité fulgurante de la propagation du virus a ainsi engendré une situation de surprise stratégique : les dispositifs de prévention n'ont pas réagi à temps ; d'où les conséquences dramatiques au plan humain et économique. Si la géopolitique mondiale pourrait se résumer à une configuration donnée des rapports de force, dans le temps et dans l'espace, il est évident que cette architecture a été bousculée mettant tous les pays, développés ou en développement, sur un pied d'égalité au niveau de la confrontation au risque majeur du Covid-19. Il s'agit d'un tourbillon qui n'épargne personne, une zone de turbulence (pour parler comme le politologue américain James Rosenau) qui a pris d'assaut tous les Etats impuissants face à ce phénomène quasiment chaotique. Un nouveau lexique des relations internationales se produira à la suite de la pandémie : Etats à haut risque sanitaire (endémique/pandémique), Etats à faible risque ou à risque moyen, Etats résilients/imperméables, et Etats exposés/vulnérables… Cette crise révèle-t-elle la création d'un nouveau monde accompagné d'un changement civilisationnel ? Quelle place aura le Maroc dans cette nouvelle configuration ? Il y a malaise dans la civilisation comme le préconisait Sigmund Freud dans une perspective psychanalytique. Il faut dire que le modèle capitaliste et libéral a montré ses limites, quand bien même il a mis des siècles à se constituer. Cependant, à l'opposé, on a vu comment la société civile s'est organisée ou a réagi, malgré le confinement, pour venir à la rescousse de personnes démunies ou bloquées (comme au Maroc). Le Maroc profond a étonné par sa réactivité et la solidarité de toutes ses forces vives. Toutes les composantes de la société ont été réceptives à la dangerosité de la situation et à la nécessité de mobiliser toutes les énergies pour dépasser une crise endémique aux effets contrastés. La constitution en un temps record du Fonds dédié à la lutte contre le Covid-19 en est un exemple frappant. En la matière, le leadership royal a imprimé un élan remarquable qui a insufflé une dynamique vertueuse dans tout le corps social. Nous avons vu combien le Maroc institutionnel a fonctionné à plein régime, catalysé certes par le danger transversal, mais ayant montré de l'affect envers tous les concitoyens, dont les personnes étrangères. Toutefois, il est nécessaire d'en tirer les leçons qui s'imposent et d'améliorer la résilience du pays face aux crises potentielles. Quels sont les enjeux géopolitiques derrière la course au vaccin et que révèlent les tensions entre pays concernant l'acquisition des travaux de recherche et/ou les produits de soin ? Dans un contexte de panique généralisée, le premier réflexe de l'Homme, au sens anthropologue de l'acception, est d'assurer la survie. Les ravages des maladies de par le passé, comme la grippe espagnole de 1917-1918, restent encore gravés dans les mémoires. Face à cela, les pays tentent de se procurer les remèdes nécessaires pour éviter l'hécatombe. Il va donc de soi que cela participe des fonctions régaliennes des Etats. Le maintien de l'ordre public le dicte et la sécurité est la fonction première de toute collectivité étatique organisée. Par ailleurs, le Covid-19 a révélé, entre autres, la déconnexion du monde de la recherche médicale avec les impératifs sociaux de protection de la santé publique. Peut-être aussi, et comme certains observateurs l'ont fait remarquer, le mode capitaliste a révélé son image prédatrice reléguant au second plan les préoccupations d'ordre sanitaire ou humaine. On peut d'ailleurs s'interroger pourquoi les laboratoires de recherche médicale, les pionniers au niveau mondial, n'ont pu mettre au point un vaccin approprié, sachant que le coronavirus, qui fait partie de la famille des SRAS (Syndrome respiratoire aigu sévère), est apparu pour la première fois en 2003. Il est donc nécessaire d'inventer un nouveau mode collaboratif entre la communauté scientifique et les Etats de par le monde, avec comme priorité absolue la santé publique contre les maladies ravageuses de ce type : coronavirus, grippe aviaire, influenza, Ebola… Quel rôle pourra jouer le Maroc en tant que pays africain pour faire entendre la voix de l'Afrique dans le monde après la fin de cette crise ? C'est sans doute la leçon majeure à retenir. Notre pays gagnerait à saisir cette fenêtre d'opportunité induite par la pandémie du Covid-19 pour consolider son statut de puissance régionale à l'échelle africaine et méditerranéenne. Depuis la réintégration du Royaume au sein de sa famille institutionnelle africaine en janvier 2017, il n'a de cesse de prodiguer une approche collaborative au profit de tous. Il en est ainsi au niveau de la sécurité alimentaire, au plan de la coopération dans le domaine des migrations, celui de la lutte contre le terrorisme Le plaidoyer pour un nouvel ordre sanitaire en Afrique devrait constituer dans les prochaines décennies un cheval de bataille pour le Royaume à l'intérieur de l'Union Africaine et au-delà. L'expérience et l'expertise acquises/accumulées aidant, le Maroc trouvera dans ce thème majeur un argument de taille pour engager des réformes profondes des systèmes de santé et de veille sanitaire au niveau du continent. Thème mobilisateur pour les prochaines décennies, les pandémies devraient occuper la tête de liste de l'agenda africain, lequel devrait subir un réaménagement (agenda 2063) à la lumière de la crise actuelle.