Pendant le mois de ramadan, des artistes et écrivains convient un invité de marque à rompre le jeûne avec eux. Il peut être un ami, une star inaccessible ou un illustre personnage mort depuis des siècles. L'écrivain et psychanalyste Rita El Khayat invite Jamal Abd El-Nasser pour l'entretenir de la “harira“ où vit le monde arabe aujourd'hui. Je mettrais une belle djellaba d'intérieur noire pour accueillir Jamal Abd El Nasser. Je vais l'aborder à brûle-pourpoint pour lui demander de regarder dans quelle “harira“ patauge, aujourd'hui, le monde arabe. Il a laissé 180 millions arabes, il en existe aujourd'hui 284 millions, et leur embarcation, déjà alourdie du temps de Jamal, est vraiment mal barrée pour appareiller vers les rivages du doux panarabisme. “Chouf akhay, ton histoire de panarabisme a tourné court. Même dans les discours les plus convenus, elle fait bâiller. Depuis que tu as laissé aux autres le soin de s'occuper des affaires courantes, Israël est devenu encore plus fort qu'avant. Aujourd'hui, c'est un Etat super-puissant, arrogant, intrépide. Ses avions se promènent dans le ciel des pays arabes, jettent quelques bombes en guise de bonjour et rentrent chez eux. Les Arabes tombent comme des mouches en Palestine, et nous sommes incapables de protéger nos enfants, nos femmes et nos vieillards“. Jamal en a mal avalé une datte, et comme j'ai beaucoup de respect pour ce monsieur, je n'ai pas voulu tout lui dire. Mais il était curieux et voulait en apprendre plus. En Irak, c'est la honte. “Tes copains d'hier, asi Jamal, n'ont rien arrangé. Ils ont tenu leurs populations par des discours démagogiques et la loi du fouet. Aujourd'hui, les Arabes vivent le plus grand marasme de leur Histoire et les intellectuels ne savent plus où donner de la tête“. Jamal s'est composé une mine grave. Pour lui parler de choses agréables, je l'ai entretenu de la grande bibliothèque d'Alexandrie. Mais, je n'ai pu me retenir de lui dire que c'est un architecte norvégien qui l'a conçue. La nouvelle bibliothèque a été bâtie sur le terrain où s'élevait l'ancienne. Quelle grande civilisation que la tienne cher Jamal ! À l'époque de la bibliothèque incendiée, Cléopâtre rançonnait tous les bateaux marchands, en exigeant de recopier les livres qu'ils transportaient. Elle leur rendait souvent la copie et gardait la version originale. Par le biais de cette collecte, Cléopâtre a réussi à rassembler 200 000 ouvrages. C'était énorme à l'époque ! Aujourd'hui, mon pauvre Jamal, la femme arabe est la plus analphabète au monde. “J'espère que ton café passe facilement et que tu éprouves autant de plaisir à le boire que chez El Fichaoui au Caire“. Jamal ne disait rien, et consciente de ne pas bien recevoir mon invité, je l'ai entretenu de la gastronomie marocaine. Des femmes marocaines aussi ! Les plus élégantes au monde arabe. Mais je devais lui confier que l'idée de panarabisme à laquelle il a si sincèrement cru est une illusion. Elle a fait courir toute une génération derrière un objectif vain. Quelle perte de temps ! Quelle déception ! Aujourd'hui, cette idée cède le pas à une autre, nettement plus active, fondée non pas sur une langue et une Histoire commune, mais sur une religion. Oui, l'islamisme terrorise le monde, asi Jamal. Avant de t'inviter, j'ai pensé convier les 6 milliards et demi d'hommes et femmes qui peuplent la terre. J'aurais dressé des centaines de milliers de tables pour asseoir dans chacune d'elles dix personnes. Dans chaque table, un musulman aurait parlé à cœur ouvert avec des hommes d'autres confessions. Malheureusement, cette réception s'est révélée aussi impossible à réaliser que l'union de la Oumma arabe.