Le peintre Mohamed Abouelouakar expose ses œuvres jusqu'au 31 mai à l'institut français de Casablanca. Intitulée «Carnet de cendre», cette exposition, constituée d'écorces de bouleaux collectées en Russie, donne à voir un peintre parmi les plus atypiques et les mieux habités par leur art au Maroc. Mohamed Abouelouakar occupe une place à part dans la peinture au Maroc. Est-il d'ailleurs seulement peintre ? L'homme a poursuivi, de 1966 à 1973, des études supérieures à l'Institut cinématographique de Moscou. «Hadda», le long-métrage qu'il a réalisé en 1984, lui a valu l'estime des cinéastes et des cinéphiles au Maroc. Abouelouakar est aussi photographe. «L'un des rares au Maroc à faire de la photographie avec des mises en scène», dit de lui Sandrine Wymann, une spécialiste de la photographie. Inclassable par les différentes pratiques qu'il interroge, Abouelouakar l'est tout autant par le type de peinture qu'il exerce. Son art ne l'apparente à aucun artiste plasticien au Maroc. Abouelouakar ne s'est jamais préoccupé de la querelle entre les abstraits et les figuratifs. La question identitaire ne l'a pas passionné. Ses tableaux tiennent autant du lyrisme effréné de Chagall que de la miniature byzantine. Nombre de ses anciens tableaux se caractérisent par des couleurs vives, quasi volcaniques, et un foisonnement de figures qui ne laissent pas une parcelle de la toile sauve de traitement. L'œuvre parle de partout à l'œil ! Dans l'exposition de Casablanca, Abouelouakar surprend une fois encore. Il a renouvelé son faire. De cette Russie où il a vécu tant d'années, il a ramené des écorces de bouleaux, collectées au hasard des promenades dans une forêt à Diatlovo. Il a détaché une écorce si fine qu'elle s'enroule sur elle-même, aussitôt séparée du tronc. Il a souvent superposé, empilé les unes sur les autres plusieurs couches d'écorces. Des bourgeons, de la mousse se voient par-ci, par-là. Ils sont appelés à évoluer dans l'œuvre, à poursuivre leur cycle de vie. Un cycle contrarié par la menace d'une destruction imminente. L'écorce est en effet si fragile qu'elle est condamnée à l'effritement. Le peintre introduit de surcroît des objets qu'il a volontairement soumis à l'action du feu. Ces objets sont bien de chez nous. Un calame de bambou, celui-là même dont se servent encore les fqihs pour la composition de leurs allumettes. Des rouleaux de fils, des ficelles en laine vierge. Ces objets portent la marque d'une calcination. Dans l'arène de l'écorce, à travers les avatars de l'encre ou des couleurs, on suit l'aventure de la ligne, et il semblerait qu'on assiste au développement d'une chose vivante qui naît, s'accroît, ondule, se propage. Le pouvoir de séduction des figures d'Abouelouakar repose sur le fait que, en même temps que voraces et cruelles, elles apparaissent perpétuellement mouvantes et menacées. S'il est permis de tresser des fils pareils à ceux du peintre pour se guider dans son œuvre dédaléenne, il faut évoquer deux pôles d'une sorte de dialectique où tout se fonderait sur l'opposition, non résolue, de deux forces qui se font face. Vivante image de cette dualité tragique : le mariage du ciel et de l'enfer. D'autre part, les écorces peintes d'Abouelouakar sont souvent colorées de façon si brillante qu'elles rappellent les enluminures. Elles sont à la croisée de plusieurs influences. Si l'enluminure renvoie à l'art chrétien, les mots inscrits en arabe dans de nombreuses œuvres évoquent, d'une façon quasi certaine, la graphie des fqihs. Il ne faudrait pas chercher là une volonté de syncrétisme, mais une conséquence normale du vécu de l'intéressé qui a bu à des sources, situées à latitudes opposées. Mohamed Abouelouakar est né en 1946 à Marrakech. Il a un caractère un peu biscornu. Il a refusé à cet égard qu'une photographie de lui apparaisse dans le catalogue de l'exposition. «Mon travail parle de lui-même. Il n'a pas besoin de moi», dit-il. Il s'habille toujours de manière très négligée et se brosse rarement les cheveux. L'un de ses tableaux porte cette inscription : «Marabout de lalla Gnawal». À voir Abouelouakar, il est difficile de ne pas penser à un hadawi, un bohémien, qui tient la grâce d'un saint. De même, c'est toujours sans artifice, et encore moins d'afféterie, que ses œuvres se tiennent.