La majorité de Driss Jettou semble perdre du terrain dans des polémiques stériles. Les signes sont inquiétants. Les partis au gouvernement soufflent le chaud et le froid. La sortie belge de Abderrahmane Youssoufi a ravivé les tensions. L'ex-Premier ministre a carrément pris position en enterrant la transition et en mettant à l'index un champ politique en hibernation prolongée. Des réactions en cascade, mais une seule certitude : le gouvernement Jettou a mis fin à la politique par une technocratie restreinte, mais dominante. Inquiétant. C'est à une analyse politique profonde de la situation du Maroc depuis l'indépendance jusqu'à aujourd'hui à laquelle s'est livrée Abderrahmane Youssoufi lors du forum pour le dialogue politique et culturel tenu à Bruxelles mardi 25 février. Le Premier secrétaire de l'USFP a profité de cette occasion pour faire une longue communication sur la transition démocratique inaugurée par l'alternance “consensuelle“ devenue possible grâce à la volonté de feu S.M. Hassan II de mettre en place, en mars 1998, un gouvernement conduit par l'USFP “ dans le cadre d'un accord entre le Roi Hassan II et l'opposition historique“. Que de messages au détour de chaque phrase ! À ses interlocuteurs, l'orateur s'est employé à expliquer par le menu comment son parti, après 40 ans de lutte que ses militants ont payés au “prix fort“, a été amené à accepter l'offre de gouverner. “ Nous avons choisi, a argué M. Youssoufi, d'assumer notre responsabilité nationale (…) pour participer à une transition en douceur et finalement pour répondre à l'appel de notre Roi qui nous adjurait-nous tous les Marocains- de sauver le pays de la crise cardiaque qui le menaçait étant donné la situation économique, sociale et politique qui prévalait“. De tous les rendez-vous électoraux qu'a connus le Maroc depuis son indépendance, les élections législatives de 2002 sont les seules élections transparentes et sincères qui ont échappé aux tripatouillages du passé. Me Youssoufi est parti de ce “tournant“ important et décisif vers “la démocratie effective“, que l'on doit à la volonté de S.M Mohammed VI, pour construire sa thèse. Pour l'ex-Premier ministre, ce changement devait conduire le pays de l'alternance “ consensuelle“ à l'alternance démocratique. Ce qui ne fut pas fait. Le Souverain ayant choisi le Premier ministre en dehors des partis politiques, en l'occurrence Driss Jettou, une personnalité technocratique qui fut ministre de l'Intérieur dans le gouvernement Youssoufi. Tout au long de son discours, Abderrahamne Youssoufi a laissé pointer son amertume et sa déception par rapport à ce qu'il suggère sans le dire être un coup d'arrêt brutal du processus démocratique initié par feu S.M Hassan II. Affûtant ses arguments tantôt par des rappels historiques tantôt par des données actuelles, le conférencier conclut que “la méthodologie démocratique voudrait que S.M le Roi désignât le Premier ministre parmi“ les partis arrivés en tête à l'issue du scrutin législatif de septembre 2002. “ Bien que la lettre de la Constitution lui donne la possibilité de désigner le Premier ministre (point final), il n'en demeure pas moins, fait-il observer, que l'esprit de la nouvelle Constitution et étant donné la pratique inaugurée par l'alternance, la primature revenait au parti qui a obtenu le plus grand nombre de sièges (USFP 50, Istiqlal 48, PJD 42, RNI 41)“. De ces résultats, Me Youssoufi a fait la lecture selon laquelle les électeurs ont voté pour la reconduction de la majorité gouvernementale avec son leadership en cautionnant le bilan du gouvernement sortant“. La victoire électorale de l'USFP a-t-elle été confisquée ? En tout cas, l'intéressé s'est enhardi à établir un parallèle historique entre la situation de 2002 et celle en 1958. L'une et l'autre ont à ses yeux ceci de commun qu'on a fait appel pour diriger le gouvernement à deux personnalités indépendantes, respectivement Driss Jettou et M'Barek Bekay. Cette démarche, Me Youssoufi lui donne un nom : la “Troisième Force“. “ L'implantation d'une Troisième force au Maroc a eu comme conséquence de rendre plus difficile la transition démocratique“, juge-t-il pour signifier que l'histoire se répète à l'identique. Me Youssoufi poursuit son raisonnement : “ De ce qui précède, il semblerait que l'expérience “d'alternance“ qu'a connue le Maroc durant les dernières années ne serait que la répétition d'expériences passées : le camp qui fournissait les ministres pendant près de 40 ans a été rangé dans l'opposition tandis que le camp qui l'a précédé dans les années 1958-1960 a été rappelé au gouvernement après 40 ans“. Clair, net et précis. L'ex-Premier ministre finit tout de même son exposé sur une note d'espoir. Celui d'entrevoir “la possibilité de réalisation du rêve de la transition sereine et tranquille à la démocratie“. Et d'ajouter : “ nous nous trouvons encore une fois devant un impératif national qui nous engage à nous patienter pendant deux ans“. Deux ans ! Est-ce la durée de vie qu'accorde l'ex-Premier ministre au cabinet de Driss Jettou ? Une chose est sûre : tout se passe comme si la majorité gouvernementale actuelle commençait à se craqueler. En effet, le malaise est de plus en plus perceptible, qui laisse penser que le Premier ministre est devenu otage de sa propre majorité politique dont il semble ne pas maîtriser les ressorts. La sortie de Abderrahmane Youssoufi à Bruxelles, qui coïncide avec la fin du délai de grâce de l'équipe Jettou, se veut une manière directe de remettre les pendules à l'heure. Et au-delà un acte fort de prendre rendez-vous avec l'Histoire.