« Entre l'enquêteur et le criminel, il y a un défi », dit Saïd Louahlia, professeur de médecine légale et directeur de l'Institut de médecine légale au CHU Ibn Rochd à Casablanca. Entretien sur la série de découvertes de cadavres découpés en morceaux à Casablanca. ALM : Quels sont vos remarques à propos des 5 cadavres découverts découpés en morceaux à Casablanca ? Saïd Louahlia : Cela ne m'impressionne pas et ne m'étonne pas, car il s'agit de la conséquence d'une mutation de la société et du phénomène criminel au Maroc. En effet, notre pays se démocratise, il y a un vent de liberté. En plus, la population a accès, par le biais des médias, à l'information, aux techniques, aux films et séries télévisées. Donc l'existence de cadavres dépecés n'est que la conséquence de la mutation de la société. On doit passer par cette période. Votre avis, à ce propos, est étonnant puisque l'opinion publique, notamment à Casablanca, est sous le choc de ces découvertes macabres. L'opinion publique est étonnée parce qu'elle n' est pas habituée à ce genre de faits. Mais par référence à ce qui se passe ailleurs dans le monde, le constat confirme que là où il y a une technologie avancée et une démocratie libérale, il y a une augmentation de taux de criminalité. La preuve est que le pays qui connaît le plus grand taux de criminalité au monde n'est autre que les Etats-Unis. Et si on raisonne statiquement, pour 30 millions d'habitants au Maroc, ce nombre de cadavres ne représente rien. Malgré la découverte de 5 cadavres dans une seule ville, Casablanca ? Certes, c'est la concentration dans l'espace et dans le temps qui est étonnante et aberrante. Autrement dit, c'est la découverte de 5 cadavres en six mois et dans une seule ville qui est impressionnant, tout en sachant que durant les années précédentes, il y avait eu des cadavres mutilés mais découverts d'une manière dispersée. Cependant pour une ville de 5 millions d'habitants comme Casablanca, il s'avère plus ou moins normal qu'il y ait une telle concentration. Pourquoi ? Il y a le chômage, l'exode rural, la drogue, la promiscuité, la corruption, la toxicomanie qui font le lit du crime. Il y a, en plus, la contagion criminelle, c'est-à-dire que celui qui tue et découpe aujourd'hui donne une recette à l'autre. Cette recette criminelle n'existait pas dans le comportement du criminel au Maroc. Après, elle deviendra habituelle. Dans 3 ou 10 ans plus tard, nous trouverons d'autres moyens, par exemple, brûler le cadavre. C'est un changement de comportement du criminel lié à des mutations sociales. Peut-on parler d'un serial killer à propos des cadavres découverts à Casablanca ? Il y a certes deux hypothèses pour expliquer ces crimes. La première hypothèse est qu'il s'agit de crimes perpétrés par un seul individu. Cette hypothèse a été rapidement rejetée. Pourquoi ? Parce que le mode opératoire est différent et différencié. Si nous faisons le profilage de ces 5 crimes de Casablanca, nous remarquons automatiquement qu'il n'y a pas de lien entre eux, soit au niveau du profilage géographique (Quartier Maârif, Médiouna , Hay Hassani, Hay Mohammadi… ), ou du profilage sexuel (trois femmes et deux jeunes hommes). Et pour parler du serial killer, il faut un élément capital ; c'est ce que nous appelons la signature post mortem. C'est-à-dire que le sérial killer tue et laisse sa signature après la mort. Par exemple, il découpe le cadavre après la mort de la victime, le viole, lui met un corps étranger dans ses parties intimes. En plus, le serial killer choisit toujours le même sexe et des victimes dont le profil est pratiquement identique et il perpètre son crime dans un cadre de sadisme criminel qui dénote une perturbation psychologique, socio-pathologique. Alors que les cas qui sont devant nous sont différents à tous les niveaux. La deuxième hypothèse est qu'il s'agit des actes criminels perpétrés lors d'un excès de vengeance pour châtier et dont la connotation est passionnelle. Et les 5 crimes de Casablanca sont classés dans cette dernière hypothèse. Les cadavres découverts peuvent-ils vous aider à faire un profil des auteurs ? L'examen des traces de dépeçage nous oriente vers le profil d'un type qui était serein, tranquille, qui découpe d'une manière non précipitée, qui avait le temps. Si nous revenons, par exemple sur l'analyse du dernier corps découvert découpé au Maârif, on remarque que ses doigts, son maxillaire et sa partie intime sont arrachés et sa face est fracassée. Nous remarquons que l'auteur de crime a une certaine instruction, un certain savoir scientifique et médico-légal. C'est quelqu'un qui est suffisamment mis au courant des séries policières, qui lit les journaux. Il voulait perturber le travail et brouiller les cartes des enquêteurs. Il y est arrivé ? Non. Entre l'enquêteur et le criminel, il y a un défi. Le criminel tente de lancer un défi aux enquêteurs. Mais il n'y arrivera pas, c'est impossible. Tôt ou tard, nous trouverons quelques éléments. Maintenant, c'est une question de temps, pour réunir les indices et les éléments nécessaires et faire notre travail de manière correcte en s'appuyant sur les éléments d'identification les plus simples jusqu'aux éléments les plus compliqués. Les techniques de démembrement des cadavres ne prouvent-elles pas que les auteurs sont des professionnels ? Les techniques de démembrement sont banales, parce que les auteurs découpent le cadavre pour faciliter son transport ou pour éparpiller les fragments. Lorsqu'on tue quelqu'un, c'est facile de trouver les moyens de le démembrer, on s'inspire par exemple de l'Aid Lakbir. Ces « techniques » ne prouvent pas qu'ils sont des professionnels. Les victimes sont-elles impliquées dans ces crimes ? Pratiquement, elles le devraient. C'est-à-dire qu'ils ne sont pas des victimes totalement innocentes. Cependant, les femmes sont souvent innocentes. Mais les hommes ne le sont jamais. La femme est agressée sexuellement, puis tuée et découpée c'est le scénario habituel. Mais quand un homme a été tué et découpé, il l'a, le plus souvent, cherché.