L'historien Mohamed Hatimi décortique, à travers un entretien avec un ami français, les clivages et l'opacité qui caractérisent le champ politique marocain. Un ami français, mais qui tient à se définir comme européen, me demanda tout récemment ce que je pensais de l'évolution politique dans mon pays avant et après les élections du mois de septembre. Le pauvre pensait que parce que je suis «soit-disant» un intellectuel, détenteur d'un diplôme universitaire et grand consommateur de journaux et de revues nationaux, je devais en toute lucidité saisir les changements qui s'opèrent devant moi et du coup pouvoir les exposer en toute fluidité. Hélas, je n'ai pas pu être à la hauteur de ses attentes. Mes réponses furent évasives, mes formules imprécises, mes jugements ressemblaient à tout sauf à des jugements, et même les noms et les prénoms de la plupart de ceux que je tenais à présenter comme acteurs politiques importants m'échappaient. Il va de soit que sauf pour les partis politiques historiques, aucune des appellations de ceux qui sont de fraîche existence, ne m'était venue spontanément et sans sollicitation accrue de ma mémoire. Mon ami fut de toute évidence étonné de ma vivacité quand il s'agit de commenter l'actualité en France, aux Etats-Unis, en Israël, en Afrique du sud et bien évidemment en Irak..., vivacité qui me faisait défaut quand il s'agissait de commenter l'actualité dans mon pays, et ne s'empêcha, à partir de mon cas, de me faire des remarques peu indulgentes relatives à la lâcheté du Marocain quand il s'agit d'évaluer les performances de ses propres leaders politiques, du peu sinon de l'absence d'intérêt pour la chose politique… Je pensais que mon ami avait raison, et du coup , je me suis résigné à encaisser ses critiques. Pis, je pense qu'un observateur étranger ou résidant à l'étranger a plus de facilité pour suivre l'évolution politique au Maroc, non pas parce qu'une presse de grande qualité lui fournit l'essentiel de l'actualité finement commenté, mais surtout parce que son implication est volontaire, donc sélective ce qui permet de ne retenir que l'essentiel. Mon ami par exemple à une idée bien précise de ceux qu'il désigne sans détour par « islamistes ». Pour lui, ils sont condamnés bon gré mal gré à se dissoudre dans le paysage politique, tout simplement parce qu'ils ne possèdent pas de programme politique. Ils ont des idées, mais nul cadre idéologique. L'Islam au Maroc ne peut servir d'idéologie parce qu'il appartient à tout le monde, et même un homme qui vient juste de sortir d'un bar, peut en revendiquer la défense et se montrer intraitable sur des questions qui touchent à la morale publique. En outre, le discours qu'ils tiennent est moralisant et répond parfaitement, au moins pour le moment, aux grandes questions que se posent de la grande majorité de la population tant dans les villes que dans les campagnes. Du coup, les islamises marocains quelle que soit leur place, au sein du gouvernement ou parmi les rangs de l'opposition, excellent en matière de recommandations qui tendent à limiter telle ou telle liberté, ou à interdite telle ou telle activité, mais ne peuvent, et auront un grand mal, à faire des propositions intelligentes en matière de politique extérieure, d'investissement… Cette préoccupation fonctionne d'autant plus facilement, parce que le pays ne court pas de danger déstabilisant ou potentiellement porteur de risque d'embrasement interne. Tant que l'institution royale remplit son rôle normalement, les islamistes marocains sont tenus à la stricte observation du code maitre-disciple, code qui ne permet aucune conduite audacieuse ou hautaine. La hantise des islamistes marocains, faisait remarquer mon ami, serait de maintenir la cohésion et ce ne sera pas une mince affaire, parce que le mal qui range toutes les formations politiques marocaines, à savoir la conversion des rivalités en ruptures, finirait par les diviser, et du coup, à en faire des politiciens comme les autres, des moralisateurs mais des politiciens quand même. L'impuissance de l'intellectuel marocain à procéder à une évaluation correcte de la situation politique dans son propre pays, alors qu'il possède une multitude d'atouts pour le faire et qu'il n'existe presque aucune autorité pour lui en interdire l'exercice, s'explique essentiellement par l'opaque brouillard qui entoure le champ politique marocain, brouillard qui empêche de voir clair et du coup rend difficile la définition de règles strictes et la délimitation des zones. A l'exception des domaines que marquent en gras des lignes rouges visibles, tous les éléments qui composent le domaine politique sont imprécis, susceptibles de subir des liftings, des greffes, des modifications simples ou grossières… Aussi, est-il difficile de s'approcher de très près de ce champ de peur de se tromper, d'être déçu, de décevoir, de ne pouvoir suivre les pseudos initiatives des acteurs… Cette peur prend de l'ampleur et se transforme en blocage physique quand il s'agit de participer ne serait ce que symboliquement à une action politique publique parce qu'on est jamais certain de l'aboutissement d'un geste qui à l‘origine, a pour fonction la participation à l'élaboration d'une marche commune vers le bien-être et la construction d'une société meilleure. «Mieux rester à l'écart» semble être le credo que plusieurs intellectuels marocains observent, et pour être honnête, cette conduite, qui certes ne les honore point, ne les déshonore pas non plus. Que Dieu pardonne mon ami européen! Nous non plus, nous ne sommes pas tendres quand nous critiquons les autres parce que nous pensons les connaître suffisamment… • Mohammed Hatimi Historien