Plus de deux cents victimes faisant partie d'une liste représentative des différents événements douloureux de l'Histoire récente du Royaume témoigneront sur leurs souffrances lors de séances publiques retransmises en direct par la radio et la télévision nationales. C'est une première dans le monde arabo-musulman. Donner la parole en direct sur les ondes de la Radio et de la Télévision à des victimes de dépassements et de violations des droits de l'Homme est une expérience courageuse que l'Instance Équité et Réconciliation (IER) a entamée depuis hier. En effet, c'est la première fois qu'un pays arabo-musulman ose affronter son passé avec courage, audace et détermination à aller jusqu'au bout. Jamais, même dans certains pays d'Amérique latine jusque-là considérés comme les plus avant-gardistes en la matière, on n'avait osé aller aussi loin dans la recherche de la vérité sur les exactions du passé. Depuis hier donc, l'IER a entamé l'opération d'audition publique des victimes des années de plomb. Lors de séances publiques, les victimes des violations des droits de l'Homme qui ont été commises lors de la période allant de 1956, au lendemain de l'Indépendance, à 1999, date du début de la nouvelle ère marquée par l'intronisation de SM le Roi MohammedVI, présenteront leurs témoignages. Selon le programme des auditions, ils seront presque deux cents victimes à témoigner en présence des membres de l'IER, de plusieurs organisations et associations de défense des droits de l'Homme, des représentants du corps diplomatique accrédité à Rabat, des journalistes de la presse nationale et internationale, des autorités publiques, des partis politiques et des syndicats nationaux. Les témoignages, qui seront retransmis en direct sur la Radio et la Télévision nationales, seront l'occasion pour les victimes de raconter devant l'opinion publique sur les souffrances qu'ils avaient endurées suite aux violations commises à leur égard. Aussi, la victime, qui agira en témoin, aura tout le temps nécessaire pour informer en toute liberté sur sa douloureuse expérience. Toutefois, les victimes ne devront pas, lors de leur déclaration, citer les noms des auteurs de tortures et des mauvais traitements dont ils ont fait l'objet. D'ailleurs, en leur conférant la qualité de témoins, l'Instance Équité et Réconciliation a voulu éviter de transformer ces auditions publiques en une tribune d'accusation contre des personnes au lieu d'être un témoignage sur une période. C'est pour cela que les témoignages présentés dans ce cadre ne feront l'objet d'aucun débat. Ils ne seront sujets à aucune question ou commentaire ni de la part de la commission d'écoute ni du public qui assistera sur place aux récits des victimes. Car, selon les membres de l'IER qui ont conçu le projet et l'ont soutenu jusqu'à sa réalisation, l'importance de ces témoignages réside dans le fait qu'ils doivent être une source d'atténuation des souffrances des victimes. Pour eux, il s'agit d'un pas important vers l'enracinement de la culture de la réconciliation et une prise de conscience générale sur la nécessité de respecter, de défendre et de protéger les principes des droits de l'Homme. Mais, ce qui est essentiel, c'est de pouvoir tourner définitivement la page du passé et regarder vers l'avenir. Sachant que l'IER a reçu, depuis son installation par SM le Roi Mohammed VI, le 7 janvier 2004, plus de 22.000 requêtes, le choix des 200 témoins qui interviendront dans le cadre de cette opération n'a pas été très facile. L'IER, conformément à un accord préalable des personnes dont les dossiers sont répertoriés auprès de l'IER et des personnes proposées par les organisations marocaines de défense des droits de l'Homme, a fini par adopter une liste basée sur une large représentativité des deux sexes, de toutes les régions du pays, des différents évènements historiques, de la nature de la violation des droits humains, des centres de détention ainsi que de la prédisposition psychique des témoins. Ainsi, les profils des témoins vont des familles des civils qui ont été tués par les putschistes de Skhirat aux détenus du bagne de Tazmamart en passant par les victimes des événements du Rif de 1959. Les témoignages porteront donc sur les violations commises lors de la répression du soulèvement du Rif entre 1958 et1959, celui du Moyen-Atlas de 1973 ainsi que les poursuites contre l'extrême gauche et de diverses émeutes populaires. Après les séances de Rabat, les auditions publiques se poursuivront à partir de janvier 2005 dans plusieurs villes du Royaume dont Casablanca, Khénifra, Al-Hoceima, Tan Tan, Smara, Errachidia, Figuig, Fès et Tétouan. Mais, l'opération ne fait pas l'unanimité. Côté victimes, certaines voix se sont élevées pour exiger le droit des victimes à nommer leurs tortionnaires. C'est le cas de l'Association marocaine des droits de l'Homme (AMDH) qui a critiqué la condition imposée par l'IER aux témoins de s'abstenir de citer des noms estimant qu'il s'agit d'un "encouragement à l'impunité". Par ailleurs, certains politiques ont affiché leur opposition à l'idée de donner le droit à des personnes qui, selon eux, avaient commis de graves violations de la loi menaçant la stabilité et la sécurité de leur pays. C'est le cas, par exemple, des dirigeants des partis de la Mouvance populaire. D'un autre côté, le premier secrétaire de l'Union socialiste des forces populaires (USFP), Mohamed El Yazghi a averti contre le risque de faire de ces auditions une sorte d'écriture de l'Histoire récente du Royaume. En tout cas, l'initiative reste un pas courageux tant de la part de l'Etat que des victimes des années de plomb et qui devrait aboutir à la clôture définitive d'une phase douloureuse de l'Histoire du Maroc.