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«Le Maroc confirme son statut de jeune démocratie»
Publié dans Aujourd'hui le Maroc le 10 - 12 - 2004

Secrétaire d'Etat chargé de la Jeunesse, l'USFP Mohamed El Gahs commente dans cet entretien les principaux enjeux du Forum de l'avenir qui se tient samedi 11 décembre à Rabat. Pour lui, la démocratie est un processus interne et un triomphe d'un ensemble de valeurs.
ALM : Quel jugement portez-vous sur l'initiative du Forum de l'avenir qui se tiendra le 11 décembre au Maroc ?
Mohamed El Gahs : Jugement ? Faudrait-il absolument en avoir un sur une telle rencontre dont la seule «réalité» pour le moment, au delà des incantations des uns et des vociférations de quelques autres, est qu'elle va avoir lieu ?! Sur le principe donc, je porte sur l'événement un regard pragmatique. On veut, nous dit-on, réunir des «mondes quelque peu différents, divergents, en conflit pour ne pas dire à bien des égards parallèles. Et ce, pour parler , débattre, de démocratie et de développement. Qui peut, honnêtement, être contre une si bonne intention ? Pour le reste, attendons de voir le déroulement, le contenu et les suites que se donnera ou pas le forum.
Maintenant que cela se passe dans notre pays, voilà qui lui confère, encore une fois, le statut tant revendiqué et désormais acquis à coup d'audace réformatrice, d'exception démocratique dans la vaste région objet du débat. En l'occurrence ce n'est même plus un choix, c'est une évidence.
Le Maroc a-t-il eu raison d'accepter d'abriter sur son sol un événement contesté par certains milieux politiques et associatifs ?
Le Maroc est un pays libre et souverain. Il prend, il doit prendre ses décisions, en fonction de ses valeurs, de ses amitiés, de ses engagements internationaux, du rôle qu'il estime être le sien dans la région et le monde, et de ses intérêts. L'Etat marocain a pour mission première de défendre et de faire valoir l'intérêt suprême de la nation du Maroc et des Marocains. C'est de cela que le pouvoir politique est constitutionnellement et démocratiquement dépositaire et comptable.
Pour ce faire, notre pays doit être présent là où il faut quand il le faut pour faire entendre sa voix et défendre avec d'autres ses valeurs. Ce n'est qu'en étant là, fort, reconnu et respecté que l'on peut soutenir efficacement des causes justes, faire triompher des solidarités au delà du cadre strictement national.
Ceci est valable pour les Etats-Unis comme pour la Chine, pour le Japon, la France, l'Egypte, ou l'Afrique du Sud. Ceci est tout simplement la marche réelle du monde réel.
Maintenant que des individus ou des groupes idéologiques contestent, critiquent ou se tâtent à propos de tel ou tel événement, quoi de plus naturel en démocratie. Il faut juste y faire le tri entre le scepticisme ou le refus sincères, la posture ou encore l'agitation politicienne convenue et professionnelle. Certains points de vue sont recevables et tout à fait respectables dès lors qu'ils se gardent bien de vouloir imposer un diktat ou de diaboliser l'attitude de la raison. Comme en toute chose publique, le débat est salutaire, le débat, pas le terrorisme intellectuel ou l'anathème, mais chacun son rôle, sa mission, sa respectabilité, sa légitimité. Et le pluralisme sera bien gardé ! Les intérêts de la Nation aussi… et surtout.
Que va gagner le Maroc en accueillant cette manifestation ?
Plutôt que gagner, confirmer. Le Maroc confirme son statut, sa place, son rang de jeune démocratie convaincue et déterminée ; respectée et écoutée. Je pense, très sincèrement, que le Maroc, cette promesse démocratique, dans un océan de chaos et de régressions, commence à s'imposer - comme la réalité qu'elle est pour nous - au monde démocratique. Mais également comme une mutation très en avance sur le temps politique de sa région, de vaste espace aux frontières élastiques où l'on avait tendance à le noyer dans les chancelleries et centres recherches et les rédactions.
De ce point de vue-là, le Maroc «gagne » au moins deux choses : la célébration, par les démocraties et les puissances qui les incarnent, du choix, des audaces, des réformes que ce pays arabe, musulman, africain, du tiers-monde, a déjà entrepris depuis des décennies, et courageusement accéléré depuis quelques années. Et puis, le statut de modèle, de contre-exemple positif, d'exception. Enfin, cette promesse marocaine qui n'en est plus à convaincre, mais à accueillir, organiser, servir de lien crédible entre ces mondes précisément « si lointains » et qui en lui se rapprochent, se confondent, cohabitent, mettant forcément à mal les funestes théories des contradictions irréductibles, de la fatalité du conflit, de l'inéluctabilité du choc des fanatismes. Le Maroc gagne à dire au monde : «bienvenue au cercle de la raison. La démocratie, le développement, la paix, c'est possible partout. Nous, on le fait. Parce que nous l'avons voulu? C'est lent, c'est difficile, cela ne se décrète pas. Cela se désire et cela s'apprend. Y compris en rencontrant, de temps à autre, le reste du monde pour en parler».
Si on gagnait le crédit de l'exemple, cela justifierait largement cet engagement. Et c'est acquis . Tout aussi certain est qu'on y a absolument rien à perdre.
La promotion de la démocratie et du développement économique dans le monde arabe verra-t-elle le jour grâce à l'initiative américaine ?
Il faut vraiment se faire une piètre idée de ce qu'est la démocratie pour croire, ou laisser croire, ou feindre de croire, qu'elle puisse se décréter par les Etats-Unis ou par quiconque d'autre. La démocratie est un processus interne. Elle est le triomphe, dans une société donnée, d'un ensemble de valeurs ; elle est une révolution culturelle ; elle est l'émergence et l'organisation pacifique d'un pluralisme d'idées réel et légitime d'une nation ; elle est l'acceptation du libre choix et de la différence ; elle est l'acceptation du principe de représentation et de délégations de pouvoirs donnés à des institutions données par voix du suffrage universel, leur conférant le temps d'un mandat une autorité et une légitimité reconnues et acceptées par tous ; elle est un état d'esprit, une manière de vivre individuels et collectifs ; elle est des traditions ; elle est une accumulation; elle est une synthèse et une adaptation de données historiques, culturelles, géographiques, façonnant pour chaque nation un mode de fonctionnement spécifique dans le cadre des valeurs universelles fondatrices. La démocratie est tout cela et bien d'autres processus profonds et complexes qui ne peuvent se réduire à des élections, des partis, des urnes et encore moins à du spectacle. Cette réduction à l'aspect formel de «la démocratie» est la pire injure qu'on puisse lui faire. Elle est aussi la source de tous les détournements dramatiques du principe de démocratie. Combien de dictateurs sont sortis des urnes ? Combien de totalitarismes et de fascismes s'accommodent parfaitement de cette démocratie de catalogue, d'attachés d'ambassades ou de correspondants de médias, pour convoiter le pouvoir par les urnes tout en bafouant à chaque mot, à chaque acte les principes élémentaires de la démocratie, en attendant d'en finir définitivement au lendemain du «grand soir électoral »?
Très honnêtement, les Etats-Unis , hélas, se sont souvent accommodés de cette vision fast-food de «la démocratie» pour les autres. Ils n'ont pas souvent été les alliés des vrais démocrates. Et c'est le moins que l'on puisse dire. Par ignorance des réalités, par facilité, par indifférence sans doute. J'espère sincèrement qu'ils ont changé d'avis. Q'ils ont compris. Si c'est le cas, la Démocratie dont on parle, la vraie, ils ne peuvent pas la décréter, mais ils peuvent y aider. Lui accorder une prime dans leurs relations, ce serait déjà beaucoup.
Pourquoi cette initiative rencontre-t-elle beaucoup de contestations de Riyad à Rabat en passant par le Caire et Tunis ?
Vous savez, on ne peut pas dire que la politique américaine, son administration jouissent d'une popularité débordante, non pas uniquement dans ces pays, mais dans le monde.
Jamais l'anti-américanisme n'a été aussi virulent et surtout ‘'mondialisé''. Super-puissance, maîtres du monde, les Etats-Unis inquiètent, agacent, déçoivent. C'est normal parce qu'il y a de quoi.
Si on ajoute à cela la forte charge idéologique ultraconservatrice, les velléités ou la tentation de nouvel empire, l'Amérique a beaucoup fait, ces dernières années, pour élargir le cercle de ses détracteurs. Voilà très schématiquement pour le décor général. Or, il se trouve que les Etats-Unis jouent, dans la région du Proche et Moyen Orient, un des actes les plus dramatiques de la pièce dans laquelle ils sont censés mettre en scène ‘'le nouveau monde''.
La guerre et l'occupation en Irak et l'insupportable injustice faite au peuple palestinien, rendent toute initiative américaine plus que suspecte aux yeux d'une très large opinion dans la région. Guerre, injustice, deux poids- deux mesures, pétrole, ambiguïté, soutien inconditionnel à Sharon contre les droits et la vie du peuple palestinien ; voilà ce que perçoivent les gens. Et tout, absolument tout ce qu'ils voient, entendent, lisent leur donnent raison. Il y a un énorme et légitime sentiment de dépit.
Les Etats-Unis sont perçus comme une puissance qui peut rendre justice, rétablir les droits, imposer la paix, et qui non seulement ne le font pas, mais ils se rendent complices du contraire.
C'est un aspect important des faits. Les Américains le savent. C'est à eux de le changer, s'ils le veulent.
Maintenant tout sentiment d'injustice et de frustration peut s'exprimer de manière raisonnée et raisonnable, intellectuelle et politique tout à fait légitime, comme il peut être instrumentalisé par toute sorte d'extrémismes à des fins de politique intérieure dans tel ou tel pays. Dans les réactions que vous évoquez, encore une fois, il y a un peu de tout cela. Regardez qui s'est emparé de cette affaire de forum au Maroc, qui s'agite autour, dans quels termes, et pour quel objectif. Si pour certains journalistes, politologues, associations, on est dans le débat légitime et tout à fait recevable : évaluer, douter, etc ; pour d'autres, idéologues et activistes ceux-là, le forum, l'Amérique et le reste ne sont que des prétextes. Ce n'est ni bien, ni mal, il faut juste le savoir. Le comprendre.
Les Américains visent-ils seulement la démocratisation du monde arabe ? Ne poursuivent-ils pas d'autres objectifs inavoués comme la mainmise sur les sources de l'énergie ?
Je suis stupéfait par cette «capacité» de nous autres de découvrir chaque matin les évidences du monde et de s'empresser de les annoncer comme de fracassantes trouvailles. Cela fait travailler les experts, tant mieux pour eux ; mais quand même. Les Américains, comme les Français, les Turcs, les Chinois, les Pakistanais ou toute autre nation, défendent leurs intérêts d'Américains. D'abord et avant tout, les relations internationales, on peut le déplorer, c'est une gestion de rapports de forces où l'intérêt national, quoi qu'on dise, est l'argument central. Maintenant, tout le jeu consiste pour chacun de faire valoir ses atouts, saisir les opportunités, établir des alliances, tisser des solidarités, imaginer des coopérations, etc…
L'éthique internationale, les règles et les instances du même nom ne font que codifier ce rapport de force à un moment donné. Cela n'exclut pas nécessairement les valeurs, la morale ou le droit parce qu'ils sont des données qui influencent le rapport de force. Tout cela fonctionne, plus ou moins, jusqu'à ce que l'intérêt se trouve en contradiction avec l'équilibre du moment. Alors, c'est le diktat du plus fort, ou la rébellion du plus faible, c'est le conflit. L'équilibre est rompu. Il faut négocier ou attendre le rétablissement d'un autre. Conforme au nouveau rapport de forces. Ce qui se passe aujourd'hui est que les Etats-Unis estiment qu'ils sont dans une configuration où ils peuvent rompre bien des compromis, au nom et pour leur intérêt national, le monde réagit. Il faut espérer, et surtout faire en sorte qu'il en émerge un nouvel équilibre salutaire pour l'humanité. Ce n'est pas un forum ou mille qui le feraient mais peut-être un siècle! Seulement il faut se parler, se rencontrer, dialoguer, négocier dès maintenant.
Le Maroc est-il concerné par la démarche américaine compte tenu des avancées importantes enregistrées dans le domaine des libertés et de la démocratie ?
J'ai un peu déjà répondu à cette question. Pour résumer et si l'on a bien compris, il s'agirait de convaincre tel ou tel pays d'ébaucher le début du commencement de l'acceptation du pluralisme, du respect des droits de l'homme, d'élections libres, de liberté de la presse, d'ouverture, de tolérance, de droits de la femme, du refus de toute discrimination, etc. Admettons maintenant que cela soit possible, et sérieux, comme cela sur recommandation, et que finalement ici ou là cela marche.
Eh bien, permettez-moi de vous dire que si une telle construction théorique se déroulait quelque part sur cinquante ans, le Maroc d'aujourd'hui tel qu'il est aujourd'hui dans sa construction démocratique, serait très en avance. C'est vous dire à quel point je pense que mon pays n'est absolument pas concerné au sens où l'entend votre question.
En quoi le Maroc est-il alors concerné ?
Nous sommes concernés par la marche du monde dans lequel nous vivons. Nous sommes concernés par les liens et les alliances déterminants qui s'y tissent pour l'avenir. Nous sommes concernés par le renforcement de notre place et notre présence dans les lieux et les sphères où se prennent les décisions qui concernent notre nation.
Nous sommes concernés par la consécration de notre statut de jeune démocratie qui entend agir et se faire traiter en tant que tel. Nous sommes concernés par le droit et le devoir de faire entendre et de défendre nos valeurs, notre voix et les intérêts de notre peuple et de notre nation.
Nous sommes concernés par la possibilité de soutenir les causes justes qui sont les nôtres et celles de nos amis. Pour n'en citer que la plus emblématique : pour soutenir la cause palestinienne juste et légitime, il faut être là où il faut, et surtout être fort et crédible. Nous sommes concernés par notre souveraineté, par notre sécurité, par notre développement, par l'ancrage de notre démocratie. Nous sommes concernés par le destin du monde qui conditionne le nôtre.
Il se trouve que, entre autres, ce forum est l'un des endroits très nombreux, où l'on en discute. Non seulement on y est, mais c'est chez nous.
L'expérience marocaine peut-elle servir de modèle pour la démocratisation dans le monde arabe?
J'ai déjà expliqué que la démocratie est un processus interne, long et complexe. Des expériences, le patrimoine de l'humanité en la matière, peuvent inspirer. Les valeurs et les fondements de la démocratie sont universels.
La difficulté est dans leur implantation dans une société donnée, et leur irrigation par la sève de l'histoire et de la culture locale qui aurait opéré sa mutation dans le sens le plus éclairé, le plus humaniste, le plus réaliste aussi. Si le Maroc peut, étant aujourd'hui une composante de la diversité d'expériences démocratiques mondiales, inspirer ou permettre des ‘'raccourcis historiques'' pour telle ou telle nation, ce serait là, motif de fierté. Mais encore une fois, il n'y a pas de ‘'démocratie clés en main''. Ni l'américaine, ni la française ni la marocaine. Et puis, il nous reste tellement à consolider, à inventer, à changer, à construire.
L'administration Bush est-elle bien placée, étant donnée ses déboires en Irak, pour prétendre contribuer à la démocratisation du monde arabe ?
Non, pas dans l'état actuel des choses. Les USA doivent donner des preuves de leur impartialité dans cette région. Leur image est gravement érodée. Il leur faudra beaucoup de gestes forts pour rétablir la confiance. Notamment sur la question palestinienne : cette tragédie sur laquelle le monde entier les attend pour qu'ils mettent fin à l'injustice et à la souffrance intolérables.
A votre avis, la démocratie et la prospérité sont-elles des choses qui se décrètent ?
Je crois avoir expliqué que non. Elles se désirent, se pensent, se mettent en œuvre, s'apprennent, s'entretiennent avec ardeur, patience et vigilance de tous et de tous les instants.
La formule ‘'aide économique contre démocratisation'' peut-elle réussir à provoquer le changement souhaité dans le monde arabe ?
Je vais vous citer une formule que j'aime beaucoup : la démocratie, c'est comme le gazon, il faut l'avoir planté plusieurs siècles auparavant et l'arroser tous les jours.
En même temps, aucune démocratie n'est viable dans la pauvreté, la misère, les exclusions, les frustrations, terreau de tous les fascismes et de toutes les dérives.
Alors oui, soutenir la démocratie, c'est l'aider économiquement, lui donner les chances de prouver qu'elle est le seul, l'unique vecteur d'équité et de prospérité.
Voilà concrètement ce que peuvent faire les démocraties riches pour les jeunes démocraties prometteuses mais démunies.


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