Directeur du quotidien algérien «Le Matin», Mohamed Benchicou a publié à la veille des présidentielles algériennes un livre pamphlet, «Bouteflika : une imposture algérienne», qui retrace la carrière politique et militaire du président Abdelaziz Bouteflika. Le livre, qui a fait l'effet d'une bombe, a valu à son auteur deux ans de prison ferme. La fameuse « traversée du désert » ne dura pas vingt ans mais seulement huit ans : Bouteflika a quitté la direction du FLN en 1981 pour la retrouver en 1989. Abdelaziz Bouteflika ne fut pas évincé du pouvoir à la mort de Boumediène, en 1979, comme le suggère son entourage : il y est resté jusqu'en décembre 1981, reconduit autant dans la direction du FLN que dans le premier gouvernement post-Boumediène que Chadli Bendjedid forma le 8 mars 1979. Bouteflika n'y avait, certes, plus le portefeuille des Affaires étrangères, attribué à Mohamed-Seddik Benyahia, mais bénéficiait néanmoins d'un prestigieux statut de ministre conseiller auprès du président de la République. Le 30 juin 1980, c'est-à-dire six mois après la disparition de Boumediène, Bouteflika se verra réélu au Bureau politique du FLN. Il fera partie, à ce titre, des personnalités les plus marquantes du moment, siégeant aux côtés de Rabah Bitat, Abdellah Belhouchet,Mohamed-Salah Yahiaoui,Mohamed-Saïd Mazouzi et Boualem Benhamouda. Il fut associé aux sept résolutions du congrès extraordinaire du FLN réuni du 15 au 19 juin 1980, qu'il a toutes approuvées, avec la pleine conscience qu'elles constituaient le socle de la nouvelle politique post-Boumediène, celle qui inaugurait la « décennie noire » de Chadli qu'il se plaira à fustiger sans jamais signaler qu'il en fut l'un des concepteurs consentants. Bouteflika ne sera écarté du FLN que le 22 décembre 1981. Il ne sera pas marginalisé pour ses idées, mais pour « gestion occulte de devises au niveau du ministère des Affaires étrangères », selon la formule d'inculpation de la Cour des comptes. Il payait ainsi pour avoir placé sur des comptes particuliers en Suisse, entre 1965 et 1978, et à l'insu du Trésor algérien, les reliquats budgétaires de certaines ambassades algériennes à l'étranger. Dans la décision de suspendre l'appartenance d'Abdelaziz Bouteflika de ses rangs « en attendant son exclusion par le congrès », le comité central, réuni ce jour-là en 6e session, signale que « le concerné s'engage à restituer les biens et dossiers du parti et de l'Etat en sa possession », parle de « dossier au contenu grave » qui justifie de «saisir la justice de l'affaire». « J'ai été exclu en même temps que lui, Ahmed Benchérif et Belaïd Abdesselam, se souvient Sid-Ahmed Ghozali. Il y eut 260 votants sur 260 qui ont voté l'exclusion d'Ahmed Benchérif et d'Abdelaziz Bouteflika, mais 11 voix ont osé dire non pour Belaïd Abdesselam et moi ! Et ça a nourri une autre amertume supplémentaire chez lui : “Mais où étaient donc mes amis ?” me demandait-il pendant de longues années. Il ne comprenait pas que parmi les onze membres qui ont brisé l'unanimité aucun n'ait pensé à le faire pour lui aussi. » Bouteflika sera ensuite confondu par la Cour des comptes de « faits délictueux préjudiciables au Trésor public » et dut rester à l'étranger afin d'échapper à la justice de son pays. Entre 1981 et 1989, Abdelaziz Bouteflika vécut entre Paris, Genève et Abu Dhabi, après une tentative d'exil ratée à Damas. Les dirigeants syriens lui ayant fait l'« affront » de le loger dans un appartement alors qu'il demandait une villa, le ministre algérien s'en offusqua et quitta le pays sans saluer ses hôtes. Selon le chef de la diplomatie syrienne, Khaddam, qui rapporta le fait aux Algériens, Hafedh El Assad reçut ce caprice comme un camouflet. « A Paris, il ne manquait visiblement de rien, atteste Abdelkader Dehbi, un vieil ami de Bouteflika qu'il a bien connu pendant ces années-là. A Paris, il habitait un appartement dans un quartier cossu proche des Champs-Elysées dont il disait qu'il a été mis à sa disposition par Cheikh Zayed Ben Sultan Al Nahyan. » Les autorités du Golfe ont été d'une grande prodigalité envers Bouteflika sans qu'on en connaisse la raison. Ainsi, à Genève, au tout début de son exil, Bouteflika aurait été pris en charge par Zaki Yamani, alors patron d'Air Harbour Technologies, spécialisée dans le tourisme d'affaires au Moyen-Orient et en Afrique. A Paris, et selon les confidences de l'attaché militaire des Emirats faites à Dehbi, l'ambassade prenait en charge tous les frais de Bouteflika, ceux du transport aérien notamment. Bouteflika, en retour, assistait à certaines réunions de l'ambassade émiratie. L'ancien ministre tunisien Masmoudi l'aida à s'installer aux Emirats. A Abou Dhabi, Bouteflika a passé son séjour entre un logement mis à sa disposition par Cheikh Zayed Ben Sultan Al Nahyan, chez qui il a travaillé comme vague conseiller à l'Institut des études stratégiques, et l'hôtel Intercontinental, aux frais de l'ancien ministre des Affaires étrangères émirati M. Souidi. Il se rendait assez souvent au Centre culturel de la ville, dirigé par le fils de Souidi, où, dit-on, il participait à des débats privés, parfois des discussions informelles avec des représentants des corps diplomatiques occidentaux et arabes. Une fois élu président de la République, Bouteflika s'est toujours senti redevable envers le Cheikh à qui il rendait visite à la moindre hospitalisation en Suisse. Le président a poussé les gestes de reconnaissance au point d'enfreindre les normes protocolaires en vigueur lors d'une visite d'un président dans un autre pays. En février 2003, lors de l'organisation de la semaine culturelle algérienne aux Emirats arabes unis, Bouteflika se fait recevoir par Cheikh Zayed pour quelques minutes, et s'empresse d'embrasser les enfants du souverain, y compris les plus petits, se croyant toujours dans la peau de l'exilé. Le Cheikh s'interpose alors pour rappeler Bouteflika à ses obligations de président : «Vous êtes venu ici en tant que président d'un pays souverain, ce n'est pas à vous d'aller saluer mes enfants et mes ministres, c'est à eux de le faire. » Le président Bouteflika se fera également fort de se souvenir de l'hospitalité des amis émiratis auxquels il accordera de juteux marchés au mépris de la réglementation et le droit de chasser les espèces rares dans le désert algérien. Le président Chadli a toléré cet exil doré accordé à un ancien ministre de la République. « Mieux vaut que Bouteflika soit pris en charge par les Emirats que par Saddam ou Kadhafi, a expliqué Cheikh Zayed au président algérien en visite aux Emirats. Et puis, vaut mieux pour nous tous qu'il ne subisse pas l'exil en France. » Le Cheikh s'est juste autorisé cette ironique remarque devant le président algérien : « Votre ministre abuse un peu des boutiques de l'Intercontinental ! » Les achats de Bouteflika étaient, en effet, réglés par le palais royal. Bouteflika, en dépit des charges retenues contre lui, a de tout temps joui des protections dues aux notabilités du régime, en vertu du système de connivences auquel il avait droit en qualité d'éternel dignitaire. De cette réalité, on mit quelques mois, après l'élection de 1999, pour s'en rendre compte : il nous est revenu d'exil le même cardinal de la pensée unique, mais un cardinal amer d'avoir mis vingt ans à recouvrer « son » trône, haineux qu'on l'ait sacrifié au chadlisme, décidé à rendre gorge aux généraux acolytes et au peuple passif. Mais l'homme saura, en 1999, être si émouvant dans la complainte qu'il finira par installer la compassion, puis la sympathie, antichambres d'une nouvelle légitimité.