Directeur du quotidien algérien «Le Matin», Mohamed Benchicou a publié à la veille des présidentielles algériennes un livre pamphlet, «Bouteflika : une imposture algérienne», qui retrace la carrière politique et militaire du président Abdelaziz Bouteflika. Le livre, qui a fait l'effet d'une bombe, a valu à son auteur deux ans de prison ferme. Mais je ne mettrai pas si vous voulez des figures pour les besoins de la parade ou de la représentativité pure et simple pour le plaisir de la représentativité. Je souhaite bénéficier de l'apport “d'hommes d'Etat”, en tout cas imprégnés par la culture d'Etat. » Quelques mois plus tard, il désigne, au grand étonnement de l'opinion, Abdelaziz Belkhadem en tant que ministre d'Etat chargé des Affaires étrangères ! Le personnage, réputé pour être très proche des Iraniens, s'était surtout fait remarquer, quelques semaines auparavant, par l'agitation qui avait empêché la venue du chanteur français Enrico Macias pourtant invité par le président Bouteflika en personne. « Belkhadem est une tête de pont politique qui prépare le débarquement des forces que la résistance de la République a contraintes au repli, rappelle le général Nezzar (…) Le personnage a fait parler de lui au moment où certains “fonctionnaires” iraniens avaient transformé leur ambassade d'Alger en un poste de commandement à partir duquel étaient ordonnées et coordonnées les actions terroristes de Gousmi et consorts. » C'était à ce genre de «grands commis de l'Etat» que Bouteflika confiait la direction des affaires nationales pour éviter « la parade ou de la représentativité pure et simple ». Avec Belkhadem il réussit toutefois une gageure : se recueillir à Téhéran sur la tombe de l'ayatollah Khomeyni, un des pères de l'islamisme politique. Boumediène venait d'être tué une seconde fois pour ne plus jamais être tenté par la résurrection ! « Le costume de Boumediène était trop grand pour lui, estime Sid-Ahmed Ghozali, qui a travaillé vingt années avec les deux personnages. Bouteflika s'est contenté de caricaturer Boumediène, il ne pouvait pas aller jusqu'à épouser son projet politique. Il a toujours rêvé d'être Boumediène comme il a rêvé d'être De Gaulle, mais il est incapable d'avoir un idéal politique parce qu'il est d'un narcissisme épouvantable. Il aime de manière morbide sa propre personne. Il ne cherchera jamais à avoir une vision pour autre chose que pour lui-même. Pour avoir une vision pour cette autre chose, il faut aimer cette autre chose. Il ne peut pas y avoir de place pour l'amour de l'Algérie chez quelqu'un qui n'aime que lui-même.» Toujours est-il que la prétention à soutenir la comparaison avec Boumediène n'a pas été à l'avantage de Bouteflika : elle a contribué à révéler puissamment la modicité de son envergure politique. Autant le premier était altier et autoritaire assumé, autant le second était flagorneur, racoleur et fuyant. Khaled Nezzar, revenu de ses illusions, avoue le même constat amer : «La ressemblance de Bouteflika avec le modèle principal que nous avons connu n'a été qu'une supercherie… Le “cordon ombilical” qui le reliait à Houari Boumediène et à sa pensée n'a jamais existé. Nous découvrirons très vite que les vertus et les saines ambitions ne sont pas transmissibles par simple contact ! Houari Boumediène et Abdelaziz Bouteflika ne se ressemblent pas. Le premier a travaillé, construit, châtié ou choyé pour la plus grande gloire de son pays ; le second voyage, détruit, médit et calomnie pour le seul bénéfice de sa personne. » De retour à Guelma au printemps 2003, le président Bouteflika put mesurer le prix de l'impudence à vouloir travestir l'image du fils du pays. Au moment de dévoiler une stèle de Houari Boumediène qu'il devait inaugurer, il entend un citoyen lui intimer : «Bouss sidek!» La mémoire de Boumediène venait d'être vengée de l'imposture par une voix anonyme. Chapitre V : L'opposant Abdelaziz Bouteflika a quitté le pouvoir en vrai dignitaire du régime ; il le retrouvera vingt ans plus tard en faux opposant. L'exil avait ses poètes. Avec Bouteflika il a son illusionniste. Il fallait à l'homme une virtuosité rare dans la subornation des esprits pour paraître adversaire dans un système dont il a participé. Commerçant en nostalgies falsifiées, Bouteflika a ouvert boutique dans une Algérie dupée par ses larmes, offerte à la légende de l'opprimé. Le mythe du président rédempteur doit un peu au sortilège de l'opposant et beaucoup à l'aptitude des Algériens à croire aux sortilèges. Vingt ans de silence sur le malheur algérien travestis en vingt ans de résistance ; vingt ans à négocier impunité et villas avec Chadli puis avec les généraux, devenus vingt ans d'endurance ; vingt ans de séjours dorés et de connivences inavouables maquillés en « traversée du désert » : l'homme aura su mieux que quiconque exploiter la souffrance de l'exil sans jamais la subir. Le dignitaire qu'il n'a jamais cessé d'être s'est offert la virginité de l'opposant qu'il n'a jamais été. Raconter l'exil fera, en effet, de Bouteflika le puceau de la République. Il avait besoin de cette pureté retrouvée autant pour ses revanches que pour ses projets : qui mieux qu'un personnage étranger aux outrages de Chadli et aux années de violence pouvait offrir le pain, la paix et la dignité ? Plus que le Saint Fils de Boumediène, Bouteflika se régalait d'être le Saint Crucifié de Chadli. Ainsi renaîtrait la légitimité indispensable à toutes les audaces : tendre la main aux islamistes, casser l'Armée ou s'emparer des institutions. Les récalcitrants se plieront devant une telle immaculée conception de la politique. Bouteflika n'avait pas tort. Le général Khaled Nezzar reconnaîtra que parmi les facteurs décisifs dans le choix de Bouteflika figurait « la distanciation par rapport à ce qui a été commis depuis 1980 ». Alors le président fraîchement désigné abusera à rappeler à tous cette «distanciation»-là, comme si des preuves qu'il donnerait de sa qualité de Ponce Pilate dépendaient sa popularité et la crédibilité de sa stratégie politique. Quelques semaines à peine après son élection, il entamait son plaidoyer sur TF1 : « J'ai fait une traversée de désert de vingt ans, je ne suis mêlé ni de près ni de loin à la génèse ni au développement de la crise, mais je suis obligé de trouver les solutions les moins pénibles parce qu'il n'y a pas de solutions idéales.» Il revendiquera deux mois plus tard, sur la chaîne LCI, les vertus retrouvées de la virginité politique: «Je suis un homme seul, mais néanmoins soutenu, je crois, par de très larges couches populaires, parce que, ayant fait une traversée du désert de vingt ans, je me suis imprégné des préoccupations populaires après avoir été moi-même au pouvoir et donc isolé un peu des réalités populaires. » C'est la voie ouverte à la politique de réhabilitation de l'islamisme politique, clé de voûte de la stratégie du président « rassembleur». Bouteflika se prépare à toutes les hardiesses de l'homme providentiel venu réparer des erreurs commises par d'autres : «Il est tout à fait clair que le FIS a été écarté de la scène politique par une décision de justice à laquelle je suis étranger. J'ai été écarté. J'étais marginalisé. Depuis vingt ans, je suis absent de la scène politique. » A quelques jours du référendum de septembre 1999, le président Ponce Pilate franchit un nouveau palier : «M. Ali Benhadj a été emprisonné suite à un jugement auquel je suis tout à fait étranger puisque j'étais loin, très loin de la scène politique.» Les généraux venaient de saisir, un peu tard, la signification très personnelle que donnait Bouteflika à la « distanciation ». L'opposant faussaire doit sa légende à ces ordinaires amnésies tellement utiles aux métamorphoses politiques.