Le peintre Karim Bennani expose ses œuvres jusqu'au 10 octobre à la galerie Bab Rouah à Rabat. L'on pourra rarement dissocier un homme de son œuvre. L'on éprouvera rarement une aussi grande difficulté à considérer une œuvre sans tenir compte de l'amabilité de son auteur. L'homme et l'œuvre. Ce tandem est si indéfectible qu'il existe plusieurs livres de critique littéraire scindée en deux parties, l'une réservée à l'homme, l'autre à l'œuvre. Cette façon de faire a été même instituée en critère de jugement par un grand critique français, Sainte-Beuve, et ceux qui se réclament de son héritage. Un homme bon fait de bonnes œuvres. Un homme dont la conduite dans la vie est douteuse crée, évidemment, des œuvres de peu de qualité. L'homme et l'artiste ne font qu'un, de même que vie et création se fondent, l'une influant sur l'autre. Le principe des vases communicants est à prendre à la lettre. Les critiques qui utilisent ce procédé d'écriture ne cherchent pas seulement à montrer que l'art s'empreint du vécu de l'artiste, mais veulent asseoir une corrélation extrêmement étroite entre des éléments propres à sa biographie et ce qu'on voit dans ses ouvrages. L'un des auteurs les plus savoureux et substantiels, Denis Diderot, en avait déjà usé dans ses comptes rendus de salons. Il écrit en 1765 à propos du peintre Boucher qui avait un faible pour les nus aux fesses charnues : « Je ne sais que dire de cet homme-ci. La dégradation du goût, de la couleur, de la composition, des caractères, de l'expression, du dessin, a suivi pas à pas la dépravation des mœurs. Que voulez-vous que cet artiste jette sur la toile ? ce qu'il a dans l'imagination. Et que peut avoir dans l'imagination un homme qui passe sa vie avec les prostituées du plus bas étage!» L'art du Marocain Karim Bennani se confond avec la peinture de deux formes arrondies. Mais contrairement au peintre français Boucher, tous ceux qui le connaissent sont unanimes sur sa gentillesse et son affabilité dans la vie. Peut-on parler d'une peinture sans s'intéresser à son auteur ? Cette question est d'une urgence extrême dans le cas particulier de Karim Bennani. D'un côté, il y a l'homme qui œuvre depuis des années pour la promotion des arts plastiques dans notre pays. Il est à cet égard président de l'Association marocaine des arts plastiques depuis le début des années 70. D'un autre côté, il y a une œuvre telle qu'en elle-même l'éternité ne la changera pas. Deux courbes, deux formes arrondies, sensuellement peintes sur une peau tannée. Plastiquement parlant, la texture de la peau est riche, ridée, veinée, avec des craquelures et une multitude de lignes qui en mettent plein les yeux. Les formes peintes sur cette texture sont cambrées – avec parfois une fêlure au milieu. Certains peuvent s'extasier devant cette peinture sensuelle, érotique. Ils peuvent aussi discourir sur le geste de la main du peintre, violemment inscrit à l'intérieur des deux formes arrondies. On peut même aller plus loin en établissant un lien entre cette gestualité féroce et une éjaculation. On peut aussi dire que l'acte qui lie un peintre à son œuvre est érotique. La possession n'est pas un vain mot dans les arts plastiques. Mais tout discours n'est qu'un cortège à la toile, et si cette toile n'interpelle pas par la tension qui la sous-tend ce discours, son cortège verbal berce d'illusions l'auteur de l'œuvre. Karim Bennani ne s'est pas cantonné dans ses deux formes arrondies, la galerie de Bab Rouah montre aussi des tableaux qui se ressentent de l'abstraction lyrique. Mais, curieusement, les tableaux de cet esprit semblent faire partie d'un autre âge. Peindre, c'est aussi être au courant de l'évolution de l'Histoire de l'art, apporter son empreinte personnelle, aussi minime soit-elle. Ou alors exercer son art en solitaire, en hors-la-loi. De ce point de vue-là, l'exposition de Bennani ne réserve pas beaucoup de surprises… Revenons à l'homme et à son œuvre. En définitive, l'envie de connaître l'homme vient de la rencontre avec son œuvre. Quand celle-ci dispense très peu d'émerveillements et n'invite pas à l'enthousiasme, elle ne porte pas à la connaissance de son auteur, aussi unanimes que soient les avis sur sa conduite irréprochable dans la vie. «C'est avec de bons sentiments qu'on fait de mauvais livres» disait André Gide. Une phrase est valable pour toutes les formes d'art.