Chirac contre Le Pen : ce duel inédit dans l'histoire de la République française révèle de façon amère que l'extrême droite est une réalité capable de bouleverser tout le paysage politique de l'Hexagone. L'entrée en lice pour le second tour de l'élection présidentielle de Jean-Marie Le Pen a fait l'effet d'une bombe, un « séisme » ont dit certains, tant chez les politiques que les médias français. Crédité de 17,02 % des voix, soit un votant sur six, le leader de l'extrême droite avait de quoi jubiler. Tout en ayant misé sur une campagne moins agressive que les précédentes, il a bénéficié d'une problématique sécuritaire accentuée par une série d'incidents en France, pour tout d'abord récolter un pourcentage d'intentions de vote impressionnant : 14 % (CSA du 19 avril). Ce qui lui avait fait déclarer quelques jours avant le scrutin : «je pense être en mesure d'aller au second tour». Nouvelle farce ou vraie conviction ? Trop occupés depuis le début de la campagne par leurs insultes mutuelles, les leaders de droite comme de gauche n'ont même pas daigné se préoccuper de cette montée manifeste de l'extrémisme. Car le phénomène était bien là, même rendu aléatoire par la fébrilité des sondages, et il était loin de concerner uniquement la droite. Avant le premier tour, la représentante de Lutte Ouvrière, Arlette Laguiller, n'avait-elle pas elle aussi effectué une montée historique dans les intentions de vote ? Lors de la dernière enquête CSA (19 avril), l'extrême gauche était créditée de 7 % de voix, même si elle n'en a finalement recueilli que 5,77. Un échec sans commune mesure avec celui du parti communiste, dont le candidat Robert Hue n'a récolté que 3,6 % des voix, le plus mauvais score, toutes élections confondues, depuis la création du PCF en 1920. «La persévérance et l'aide de Dieu finissent par triompher de tous les obstacles», a déclaré M. Le Pen à l'annonce de son score dimanche soir. Le chef du Front national, qui a axé son programme sur la lutte contre l'immigration et pour la défense des valeurs traditionnelles, est bel et bien arrivé juste derrière le président sortant. Avec 19,67 % de voix, Jacques Chirac ne le dépasse que de 2,5 points, une victoire très sombre. Le leader du RPR en a d'ailleurs appelé, un peu tard, au « sursaut démocratique»: «ce soir, mes chers compatriotes, la France a besoin de vous, j'ai besoin de vous. Je souhaite que, dans les prochains jours, chacun fasse preuve de responsabilité, de tolérance et de respect», a-t-il déclaré. Dans ce scénario catastrophe, M. Le Pen a dépassé celui que l'on préposait, à sa place, au traditionnel duel gauche – droite : le chef de file du parti socialiste et premier ministre Lionel Jospin. Eliminé avec 16,07 % de voix, ce dernier a annoncé son retrait de la vie politique le soir même laissant son parti privé, pour la première fois depuis 1969, d'un second tour. Certains de ses proches, tout en appelant à voter pour Jacques Chirac, ont d'ailleurs regretté l'éparpillement des voix de gauche entre huit candidats sur les seize en lice, mais aussi le taux élevé d'abstentions - plus de 27 % - des Français. Le désintérêt de la population pour ce scrutin est d'ailleurs une réponse en soi, même s'il ne suffit pas à expliquer le pourquoi du comment de ces 17,02 % de voix attribuées à M. Le Pen, dont la plupart ont été gagnées dans la région PACA (Provence - Alpes - Côte d'Azur), l'Alsace et le Nord. Au moment même des résultats, les Français eux-mêmes ne semblaient pas y croire. Plusieurs milliers se sont ainsi retrouvés spontanément dans les rues de Paris et des grandes villes de province, dénonçant déjà ce que la «Bombe Le Pen» venait de dévoiler : la décomposition du paysage politique et l'irresponsabilité de près de 5 millions de citoyens. Des hommes et des femmes qui, on voudrait le croire, n'ont pas voté pour des thèses ouvertement xénophobes mais pour le rejet d'une politique qui les a déçus ces deux dernières décennies. Mais le résultat est là : une honte.