ALM : Avez-vous été surpris par l'accueil réservé à votre dernier livre «L'Ablation» ? Tahar Ben Jelloun : Dans ce récit est abordé pour la première fois à ma connaissance le problème du cancer de la prostate qui touche sept hommes sur dix à partir de la cinquantaine. J'ai travaillé avec le Professeur Desgrandchamps à l'hôpital Saint-Louis à Paris, grand urologue et spécialiste en tout ce qui concerne la prostate. Nous avons imaginé l'histoire d'un homme de 58 ans qui doit subir l'ablation de cet organe et qui raconte les conséquences de cette opération. C'est là que la littérature intervient. Le romancier travaille avec les matériaux du réel et raconte une histoire où il espère que beaucoup de gens vont se reconnaître. Pour ce qui est de l'accueil, il a été formidable, car les radios et télévisions se sont emparé de ce sujet rarement traité et ont relayé le message que nous voulions faire passer: vaut mieux consulter assez vite plutôt que de se faire opérer, ce qui entraîne des conséquences désastreuses notamment sur le plan sexuel. Pour certains, c'était de la littérature, pour d'autres c'était un document social. Pour moi c'est avant tout un roman puisque l'écrivain est celui qui, comme dit Balzac, «fouille toute la société». Alors après «L'Ablation» quel sera votre prochain livre ? Après «Le Bonheur conjugal» qui est une histoire plutôt douloureuse, vous êtes passé au cancer. Le prochain sera-t-il un livre heureux ? Oui. Heureusement que mon imagination sauve la situation. Au mois d'octobre prochain je publierai «Mes contes de Perrault» aux Editions du Seuil ; j'ai réécrit à ma façon, disons j'ai orientalisé ces contes et je les ai recréés à la manière des «Mille et Une Nuits». Cela m'a amusé et j'espère que beaucoup de lecteurs s'amuseront. C'est un livre écrit aussi bien pour les petits que pour les grands. Mais le fait d'arabiser, d'islamiser le contexte de ces contes, cela leur a donné une sorte d'actualité. Ainsi le loup dans «le petit chaperon rouge» ce sera un de ces barbus, talibans ou autres fanatiques, qui massacrent les femmes. Le «petit poucet» est un enfant trisomique. «Barbe bleue » est un de ces barbus qui suivent une secte dangereuse, etc. Rendez-vous donc en octobre ou novembre; et comme tous mes livres publiés en France, il sera vendu à un prix marocain, c'est-à-dire à la portée du pouvoir d'achat au Maroc. Puisque vous évoquez les fanatiques, que pensez-vous de ce qui se passe en Irak avec des djihadistes qui ont proclamé l'Etat islamique ? C'est une catastrophe. Je ne sais pas qui est derrière ces fous furieux, mais ce qu'ils font porte atteinte de manière profonde et persistante à l'Islam et aux musulmans dans le monde. On dirait que ces gens là sont financés, manipulés par des ennemis de la Nation musulmane. Aujourd'hui ils ont réussi à faire de tout musulman, de tout Arabe un être suspect, un terroriste potentiel. Les Etats musulmans devraient s'unir et mettre fin à ces barbares qui tuent femmes et enfants, surtout les Chrétiens. Or si nous ne protégeons pas les Chrétiens d'Orient, nous serons un jour responsables du génocide que le pseudo «calife », qui est un imposteur, est en train d'organiser pour ceux qui n'ont pas quitté l'Irak. Le monde arabe passe par une crise profonde et complexe ; il faut qu'il s'unisse et qu'il sauve les valeurs de la culture et de la civilisation de ses ancêtres. Ces valeurs sont aujourd'hui déchirées, foulées aux pieds, il faut se réveiller et mettre fin à cette tragédie qui touche non seulement l'Irak, mais aussi la Syrie et le Kurdistan. Il en est de même pour la tragédie à Gaza. Israël profite de la désunion des Arabes pour poursuivre la colonisation, les bombardements et les massacres. Mais comme vient de le faire remarquer le grand journaliste Jean Daniel, «Israël n'est plus protégé par la mémoire de la Shoah». C'est le même Daniel qui a écrit «La prison juive» il y a longtemps pour prévenir la politique suicidaire d'Israël. Revenons à la littérature et aux arts. Vous avez exposé des peintures au mois d'avril dernier à Marrakech. Le 16 août une autre exposition de nouvelles peintures a eu lieu à Tanger. On ne vous savait pas peintre. Comment est-ce arrivé ? D'abord je ne me considère pas peintre. Je gribouille, je dessine, je mélange des formes et des couleurs sans aucune prétention. Cela dit, mes expositions à Rome, à Palerme, à Turin et puis à Marrakech et Tanger ont plu à certains. J'ai une toile achetée par le Musée d'art moderne de Mallorque et plusieurs toiles dans le Musée San Salvatore in Lauro à Rome. Pour moi c'est un enchantement. Autant mes écrits sont souvent sombres, autant mes toiles sont pleines de lumière et de joie. Disons que la peinture me repose de l'écriture. Mais c'est une facette du même homme. J'ai toujours aimé la peinture et j'ai écrit des textes sur Delacroix, sur Matisse, sur Gharbaoui, sur Bellamine, sur Hassani, sur Claudio Bravo, sur Giacometti, etc. Si vous étiez ministre de la culture que feriez-vous ? Je ne serai jamais ministre, parce que c'est un métier, et moi je ne suis pas compétent. Il faut, par ailleurs, donner à la culture les moyens pour exister, pas forcément l'argent de l'Etat, mais l'argent des privés, des sociétés qui gagnent un argent fou doivent s'occuper de financer des projets culturels. Que pensez-vous de la crise de la lecture au Maroc? Il faut créer d'abord des bibliothèques partout. Les Marocains ne lisent pas ou presque pas. Il va falloir les inciter à lire, pour cela on mettra le livre à leur disposition dans les villes comme dans les campagnes. Une personne qui ne lit pas est vouée tôt ou tard à devenir analphabète et dépassée par ce qui se passe dans le monde. Il faut faire une campagne pour la lecture. Vous savez que les écoles et lycées publics n'ont pas pour la plupart des bibliothèques. Cela ne coûte rien, il y a le livre de poche qui coûte dans certains cas moins de 20 DH. Il faut lancer une opération lecture en même temps qu'une opération bibliothèque. Il suffit d'une volonté, le reste suivra. Les Marocains ont de l'imagination et peuvent changer les choses. Mais si personne ne met le doigt sur ces plaies, on restera dans un désert culturel. Les festivals sont nécessaires et utiles, mais ils ne remplacent pas une politique culturelle, un engagement général de tout le peuple. N'oublions pas l'analphabétisme qui sévit encore dans le pays.