Voilà deux ans, mon ami Jalal, plus connu comme Ba Jalloul, m'a aidé à me faire une religion sur la politique lors de l'avènement d'un nouveau gouvernement. La cinquantaine bien conservée, la mise soignée, un chapeau noir sur des cheveux cendrés, flanqué de deux pékinoises, il puise ses convictions dans la vraie vie et se nourrit du bon sens populaire. Il m'avait dit à l'époque que le pays irait mieux. Le Premier ministre avait les coudées franches pour former son équipe. Ces gars-là n'ont pas l'expérience du pouvoir mais, avait-il ajouté, ils ont des idées, et surtout la volonté ! Depuis, les sujets d'inquiétude ont continué à s'amonceler : économie, enseignement, santé, pouvoir d'achat, pauvreté, chômage des jeunes, etc. Maigre consolation, ce n'est pas mieux ailleurs. Nul pays n'y échappe. Mais qu'importe, j'ai besoin de comprendre ce qui se passe dernièrement en politique. Ba Jalloul m'aidera sûrement à y voir plus clair une fois de plus. Je le rejoins à son café habituel. Par chance, il est seul, au milieu de ses journaux. Je me dépêche de m'asseoir près de lui, décidé à profiter de ce moment rare. – Dis-moi Ba Jalloul, la politique, c'est quoi en deux mots, lui demandé-je tout de go. – Tu veux t'y lancer ? me demande-t-il. – J'en ai l'air ? Je cherche seulement à comprendre la logique qui anime ce monde particulier. Il prend une longue inspiration, pose son journal, me regarde longuement, puis dit : – « La politique est le seul métier qui se passe d'apprentissage, sans doute parce que les fautes en sont supportées par d'autres que par ceux qui les ont commises ». – On dirait une citation. Elle est de toi ? – C'est effectivement une citation ! Elle est d'Achille Tournier. – Qui c'est ? – Un écrivain français du 19ème siècle. Regarde, chez nous, chaque élection a suscité des espoirs, surtout lorsqu'elles amenaient des hommes nouveaux. Ne voyant pas de changement, les citoyens se sont progressivement désintéressés de la politique. Surtout lorsqu'ils voient de nombreuses têtes toujours là, malgré leurs échecs successifs. Je ne réagis pas. Je suis resté sur ma faim. Comme s'il avait deviné ma pensée, il poursuit : – Ecoute, prends une société commerciale, elle a besoin de recruter du personnel pour tourner. En politique, pareil. On recrute des édiles pour gérer nos villes, des députés pour légiférer, des ministres pour gouverner le pays. La différence, l'erreur de casting d'une société engage ses actionnaires. Si elle fait faillite, ils en sont pour leur argent. Pour un pays, l'enjeu c'est le destin de la nation, le bien-être des citoyens, l'avenir des générations futures. Pourtant, en cas d'erreur, on ne sanctionne personne ! Les fautes sont supportées par d'autres que par leurs auteurs. – Si j'ai bien compris, il faut exiger un diplôme de Sciences Po de tout candidat politique ? – Ne déforme pas mes propos, rétorque Ba Jalloul. Tu t'imagines bien que c'est plus complexe que ça ! J'ai forcé le trait pour être bref. Ceci dit, l'histoire regorge d'hommes sans formation qui ont fait évoluer leur monde. N'empêche, il faut être exigeant à l'égard de nos politiques. – Tout à fait d'accord. Les compétences sont le premier mot. Mais… admettons qu'on puisse les acquérir dans les universités, quoique je ne voie pas le pays gouverné uniquement par des énarques. Mais les valeurs, où et comment les acquérir ? Tu ne penses pas que c'est le deuxième mot ? Ba Jalloul reste coi. Il replonge dans ses journaux et se désintéresse de la conversation. Mais pourquoi donc mes entretiens avec Ba Jalloul me laissent toujours plus perplexe qu'avant… avec une tonne de questions supplémentaires… et une migraine en plus ?