Le barrage de sucre de Moha Souag - paru récemment aux éditions Marsam-, est un roman à l'intitulé heureux pour peu qu'on le mette au pluriel. Il y en effet plusieurs barrages dans cette œuvre de l'écrivain. Il y a celui qui a brisé l'élan de l'Oued Ziz, et dont l'auteur nous rappelle qu'il a été en partie financé par un enchérissement du pain de sucre et, il y en a dont les projets sont portés par Karim Bella, le protagoniste de cette chronique défoncée qui se décline en 150 pages. Bella est ingénieur. Major de sa promotion, nourri aux idées progressistes de l'UNEM, il a tenu à travailler dans la région dont il est originaire. Comme quoi, il y a en chaque adulte un enfant qui dort. Mais, sorti de son école Mohammedia et de ses plans, il découvre la réalité des faits. : La corruption, l'arrivisme, la turpitude…tout ce qui fait l'agrément de certaines vies. Pas celle de Karim Bella. Idéaliste, berbère et noir, il fait si fortement barrage aux tentations de l'enrichissement illicite qu'il se coupe de tous. Au fil de la narration, ce « tous » deviendra tout. Alors, de frustration en échec, de désillusion en ce qui lui ressemble le plus, le génial ingénieur va totalement changer de cap. De progressiste libertaire, il se fera fondamentaliste religieux. Ce dernier message est très fort. Face à la corruption des corps et des âmes, n'y a-t-il d'autre échappatoire que la religion exclusive et excluante ? Autrement dit, pour refonder le monde n'y a-t-il que le fondamentalisme obscurantiste ? Comme tout bon narrateur, Souag ne s'immisce pas dans les affaires de son héros ; il laisse le lecteur se mettre en question. Reste la question de la forme : le barrage de sucre est-il un roman sous forme de chronique ou une chronique à l'allure de roman ? L'interrogation est essentielle, car Bella est certainement une vieille connaissance de l'auteur. Comme Souag, c'est un natif de ces palmeraies nichées entre les dunes d'un désert en route pour de nouvelles terres ; c'est un homme qui regarde le monde avec l'œil de celui qui est habitué à surveiller l'horizon par delà l'aspect des choses. Alors forcément, il voit venir ce que nos œillères citadines ne nous permettront jamais de voir. C'est une vigie sur le bateau ivre sur lequel nous voguons tous en mer démontée de nos intérêts immédiats ; il voit plus loin que l'aire du vent. Avec ce roman, Souag dit une ère à nulle autre pareille : ces années soixante dix qui ont marqué à jamais la conscience nationale. Alors, forcément, il y a comme un souffle de nostalgie qui court tout au long de ce barrage de sucre.