Le théâtre est le lieu par excellence du corps en prise avec la parole. Les dits, les chants, les dialogues, les monologues, les mots en somme sont en perpetuel duel ou combat: mots à mots et corps à corps, mots à corps et corps à maux... Les corps au théâtre sont malmenés, défigurés, métamorphosés, pétrifiés, tétanisés, morcelés, animalisés, rapetissés, hybridés... Ils ne sont jamais indemnes, ne sont jamais sains et saufs sur scène. Cette parole parlée et écrite me ramène à parler aujourd'hui de Mohamed Kaouti l'un des fondateurs et figure de proue de l'écriture dramaturgique moderne au Maroc. Il a en effet commencé l'aventure de l'écriture scénique depuis plus de trois décennies. Et son oeuvre est toujours en cours et ne cesse de se renouveler, que ce soit pour le théâtre, les émissions pédagogiques ou les contes. Il a à son actif plusieurs titres: 1975 “le panier; 1976 “la coutume” d'après celui qui dit oui et celui qui dit non de Bertolt Brecht; 1976 “les karamates répètent”; 1978 “Al Hallaj recrucifié”; 1980 “L'effondrement des idoles” ; 1981 “Les pérégrinations de Moha; 1984 “No man's land”; 1984 Sidna Qdar, une transplantation d' ”En attendany Godot” de Sumuel Becket; 1985 “Bou Ghaba”, une transplantation de “Maître Puntila et son valet Matti” de Bertolt Brecht; 1990 “Ring”; 1998 “le beurre et l'argent du beurre” Mohamed Kaouti que j'appellerai ici sans hésitation aucune “L'homme passerelle” ou “Le passeur culturel” a une parfaite maîtrise de la langue française et de la langue arabe. Il est de surcroît un érudit “Faqih” de la culture arabe et surtout marocaine. Alors pourquoi Mohamed Kaouti est-il “L'homme passerelle”? Il a dépassé le stade de l'adaptation en l'occurrence surtout pour le texte de S. Beckett “En attendant Godot”. Il l'a dépassée dans le sens où le texte de Godot n'est plus qu'un pretexte pour écrire un autre texte, le sien, propre à lui: “Sidna Qdar” imprégné et complètement baigné dans la culture marocaine avec toutes ses composantes culturelle, religieuse, sociale, populaire...etc. Et au lieu d'asservir le texte de Beckett on en faisant une simple adaptation réductrice, Mohamed Kaouti donne une valeur ajoutée à “En attendant Godot”. En effet, la transplantation des thèmes majeurs de “En attendant Godot” à savoir l'attente, le temps, la présence, l'absence et le concept d'une entité divine “godot” est bel et bien réussie dans “Sidna Qdar”. Juste pour l'explicitation “Sidna Qdar” est la “nuit sacrée” dans notre culture arabo-musulmane. Elle a comme consistance symbolique l'attente et le temps. Dans l'imaginaire collectif mais surtout populaire cette sacrée nuit est l'aubaine tant attendue car c'est la nuit de tous les possibles, la nuit de l'ouverture des portes du paradis, la nuit de la venue du “justicier” du sauveur notamment de la misère... La nuit où les gens ne font qu'attendre celui qui viendra et/ou ne viendra pas. C'est dans cette perspective que le texte de Mohamed Kaouti à l'encontre de “En attendant Godot” de Beckett, donne une dimension autre au temps et à l'attente. Dans “Sidna Qdar” l'attente métaphysique s'avère atemporelle et sans rémission aucune. “Plus rien à faire” sauf l'attente (?????? ?????) Sidna Qdar, page 21. Tout ce qui existe attend. Tout ce qui vient au monde attend. Tout ce qui quitte le monde attend. L'attente est dure. L'attente est longue. C'est une longue saison. Il n'y a que l'attente. Inexorable destin et destinée dans la culture populaire qui sans exagération aucune pour quiconque verra ou lira “Sidna Qdar” de Mohamed Kaouti s'y reconnaitra et reconnaitra “En attendant Godot” de Samuel Beckett. Mais au delà des solutions et de l'espoir qu'il y a derrière l'attente dans le texte de Beckett à travers les références chrétiennes”, dans “Sidna Qdar” de Mohamed Kaouti ce n'est ni Dieu, ni l'idée de Dieu ou de l'espoir mais juste l'attente qui est mise en écrit. Zaït et kourraït, nos deux “Hassadas” (moissonneurs) ou qui semblent l'être ou l'avoir été, ont-ils rendez-vous avec Sidna Qdar? Ils se le disent, ils se le répètent, ils le soutiennent mais sur le ton du jeu, du théâtre dans le théâtre, sur le ton de l'improvisation et de la mise en abîme... jeu bien rôdé et usé jusqu'au grotesque et surtout jusqu'à l'objet libérateur: La corde. Cette corde qui leur fait défaut pour se pendre, ce qui évidemment résoudrait tous les problèmes y compris celui de Sidna Qdar qui va venir mais ne vient pas. Zaït et kourraït ne savent même pas à qui ni à quoi il ressemble. Ils ne l'ont jamais vu. Ils ne l'ont jamais rencontré. Ils se l'imaginent. Parlent de lui et à travers sa présence-absence parlent d'eux-mêmes... C'est la quadrature du cercle qui ne tourne pas à vide. Circularité tordue et torturante, porteuse d'une mort inachevée, une mort qui s'inscrit, paradoxalement, dans l'infinitude. Comme si tout cela ne suffisait pas, il faut encore noter que Mohamed Kaouti dans “Sidna Qdar” appelle et interpelle Beckett en faisant oeuvre d'alchimiste en élaguant, retranchant et ajoutant des bribes d'histoires à petite ou forte dose pour trouver la combinaison magique à son propre texte. Comme l'imaginaire populaire, notamment la rumeur, est basé sur l'ajout, l'ellipse et la reformulation, Mohamed Kaouti dans “Sidna Qdar” a fini par créer un autre texte en ajoutant les très pertinentes didascalies et le troisième chapitre qui n'existe pas dans le texte de Beckett. Ce troisième chapitre “Un jour” en guise d'épitaphes qui ouvrent “Sidna Qdar” sur tous les possibles. Ils l'imprègnent aussi de toute la sacro-sainte symbolique arabo-musulmane du chiffre sept et toutes ses références religieuses et culturelles , sept épitaphes “Sept âmes, sept nuits, sept jours, sept cieux et tous les dérivés qui en découlent et disent long sur la richesse de cet imaginaire collectif... A voir les trois versions, anglaise et française de Beckett d'une part et marocaine de Mohamed Kaouti, d'autre part, on se rend compte qu'elles ne se recouvrent pas exactement, de sorte que l'exégète occidental et son collègue marocain risquent à la limite de ne pas parler de la même pièce. Il n 'y a pas, une seule pièce, un Godot ou un Sidna Qdar mais trois. Avec ce troisième chapitre et la manière très élégante avec laquelle Kaouti élève la Darija au rang d'une langue qui a sa poétique, sa rhétorique et ses figures de style, Il brouille les pistes et crée son propre texte: “Sidna Qdar”.