S'il est difficile de cataloguer au niveau académique le journalisme parmi les activités professionnelles, il est encore plus dur d'admettre qu'il s'agit aujourd'hui en Espagne d'un métier en perte de qualité, d'audience et de ressources. La guerre déclarée récemment contre le Maroc par les médias espagnols n'est qu'une confirmation de la dégradation des normes de conduite, de l'absence de cadre législatif régulateur des rapports journaliste/éditeur et de l'exploitation du journaliste au nom de l'apprentissage du métier. Bien que les indices d'audience de la presse soient supérieurs à ceux du Maroc, la presse espagnole souffre de graves problèmes au plan de gestion au même titre que son homologue marocaine. C'est un secteur qui vit une hécatombe à cause précisément de la destruction quotidiennement de postes d'emploi, de disparition de médias et de l'exploitation des jeunes diplômés universitaires. Ce constat est tiré du « rapport annuel de la profession journalistique » présenté, mardi à Madrid qui se base sur un diagnostic général de la presse en Espagne et les résultats d'une enquête qui a concerné mille journalistes. La description de la situation du journalisme en Espagne est alarmante. A ce niveau, les données apportées par le rapport, en 204 pages, sont révélatrices et placent la profession journalistique au même niveau que celle d'un pays du tiers monde. D'abord, cette profession souffre d'une maladie qui se dénomme «l'intrusisme professionnel» qui est considéré comme la principale préoccupation du collectif de journalistes puisqu'il se situe bien avant le chômage. Ce phénomène est la résultante du parachutage d'autodidactes dans la communication de masse ainsi que des plans de régularisation d'emploi (ou retraite anticipée), appliqués dans de nombreux organes de presse, qui ont renversé l'équation demande/offre. Du coup, les jeunes licenciés des facultés de journalisme ont été privés de l'opportunité d'accéder à leur premier emploi. Le secteur de presse, qui a connu au même titre que celui de la construction une bulle qui a duré du milieu des années 80 jusqu'á 2005, avait encouragé l'ouverture de nouvelles facultés de sciences de l'information pour faire face aux besoins croissants en rédacteurs, cameramen, présentateurs et réalisateurs. Les salaires ont également suivi la tendance à tel point que certains journalistes ont été engagés dans les mêmes conditions qu'un joueur de football. Certains directeurs de programmes d'information avaient des salaires de plus de 600.000 euros par an au début des années 90. La lecture des résultats de l'enquête menée par l'Association de la Presse de Madrid (APM), permet de relever particulièrement deux problèmes. Le premier concerne l'erreur de perception par la société du rôle du journaliste, et le second est relatif à la crise que vit la profession depuis 2007. Dans cette situation, la frustration s'est emparée des jeunes journalistes qui débarquent sur le marché après cinq ans d'études supérieures au moment où le chômage menace sérieusement les journalistes vétérans en exercice. L'annonce de la disparition, prévue au 31 décembre, du canal thématique d'information en contenu CNNPlus, illustre de manière claire la situation en crise que vit le secteur des médias de masse. L'enquête, qui considère «l'intrusisme» comme une grande menace pour l'épanouissement de la profession en Espagne, révèle que les « bas salaires » est la deuxième préoccupation des journalistes espagnols alors que le chômage vient en troisième lieu. Comme nouvelles variables introduites dans le Rapport Annuel de l'APM, qui est à sa septième édition, apparaissent l'instabilité du marché du travail (4ème préoccupation), l'incompatibilité professionnelle avec la vie familiale (7ème préoccupation), l'insuffisante organisation de la profession (9ème) ou le mouvement et la promotion des journalistes (10ème). Compte tenu de l'acuité de la crise, il est devenu impératif d'aboutir à un pacte de récupération du journalisme de qualité pour gagner davantage d'audience auprès de la société, a estimé le président de l'APM, Fernando Gonzalez Urbaneja, lors de la présentation de cette étude. Ce diagnostic signale aussi le rapport qui traite de la situation professionnelle à travers une enquête nationale avec la participation de mille journalistes, des données de chômage obtenues par l'Observatoire de crise (crée par l'APM) sur l'emploi dans les médis et la qualité de formation de journalistes. Trop de journalistes en chômage Selon le Service Espagnol de l'Emploi Public (SEEP), quelque 5.564 journalistes ont été enregistrés, jusqu'à septembre dernier, comme chômeurs (5.155 en 2009), dont 66% sont des femmes (63,7% en 2009) et 34% des hommes (34,3% en 2009). Le nombre de journalistes qui sollicitent d'être embauchés, dont les nouveaux licenciés en journalisme, a été de 7.069 (6.668 en 2009). Concrètement, un total de 3.588 postes de travail au secteur des moyens de communication ont été affectés par la crise économique entre 2008 et octobre 2010, retient de son côté l'Observatoire de la crise, institué en 2008 par l'APM et la Fédération des Associations de Journalistes d'Espagne (FAPE) qui groupe plus de 26.000 membres. L'enquête de l'APM signale de son côté que 66% des journalistes interrogés affirment que la crise a été à l'origine de la réduction de leurs salaires et 25% de la perte de leur poste d'emploi en 2010 à cause des mesures de compression de personnel, licenciements, fermeture ou plans de régulation d'emploi, une formule légale largement appliquée en Espagne pour réduire le nombre des employés en contrepartie d'indemnisations. D'autant plus, la crise contribue largement à la prolifération des contrats saisonniers qui sont passés de 8% à 13% et la diminution de 1% du nombre de contrats à long terme. Consolidation de la double échelle salariale Dans l'analyse des 50 conventions collectives qui concernent 17.000 professionnels, il ressort que le salaire moyen des journalistes en Espagne est de 30.000 euros bruts par an. Une des conclusions principales à retenir de ce rapport, invite à constater que les espaces numériques des moyens de communication sont devenus pratiquement l'unique voie d'accès à l'activité journalistique. Les journalistes de ces espaces développent un contenu multimédia à base d'un salaire très bas, ne dépassant pas les mille euros/mois. Ceci démontre que ces journalistes exercent dans des conditions professionnelles et salariales plus précaires que celles des journalistes traditionnels. Eu égard à la crise, les révisions salariales appliquées aux rédactions des médias traditionnels par le biais des Conventions Collectives avec des tables salariales de plus en plus insupportables, ont introduit au secteur une double échelle salariale. Celle-ci consiste à généraliser les salaires dans les espaces web de manière que la consolidation de la double échelle salariale va rapprocher graduellement les rémunérations des médias traditionnels et celles des numériques. 2.906 nouveaux licenciés en 2009-2010 Dans les 37 universités espagnoles qui comptent des facultés ou départements de journalisme, il existe 18.681 étudiants en journalisme, dont 70,1% sont des filles et 29,9% des garçons. A la lumière de ces données, le nombre total de licenciés en journalisme en Espagne depuis 1976, année de la sortie de la première promotion universitaire, est actuellement de 72.272, soit une moyenne de près de 2.000 journalistes licenciés par an qui venaient renforcer chaque année depuis 34 ans les rangs des professionnels en exercice. Au plan de la formation, le rapport signale que les hautes études de journalisme se sont adaptées au nouveau cadre de Convergence Européenne (EEES-Bologne), c'est-à-dire que les cycles d'études en cinq ans vont disparaître graduellement pour passer à une durée de quatre ans. S'agissant de la pratique professionnelle, 85% des journalistes interrogés dans le cadre de l'Enquête d'identité de la profession journalistique de l'APM (83,9 en 2009) affirment qu'ils ne s'appliquent pas suffisamment dans la vérification des sources d'information, 55,2% reconnaissent qu'ils travaillent sous pression dans l'exercice quotidien de la profession (55,6% en 2009) de la part de leurs supérieurs. Néanmoins, 72,9% affirment qu'ils ne sont pas prêts à changer de profession. Légère amélioration de l'image des journalistes L'analyse des résultats de la dernière Enquête sur la Population Générale en Espagne, qui est réalisée par l'Institut National de la Statistique (INE) et a concerné 1.200 ménages, traite de l'attitude des citoyens à l'égard des journalistes et médias. Elle a permis de constater que l'image qui se fait de la profession s'est légèrement améliorée en 2010. De manière que 40,9% des personnes interrogées considèrent que cette image est « bonne » ou « très bonne » (39,3% en 2009); 46,5% la considèrent « régulière » et 9,9% estiment que les journalistes ont une « mauvaise » ou « très mauvaise » image (10,9% en 2009). Cependant, dans l'analyse des tendances des médias, l'enquête révèle que la perception de la politisation des médias a augmenté pour atteindre 7,6 points sur une échelle de dix. De même, la crédibilité dans le traitement des informations obtient une note de 6,3 sur dix. Le media que préfère la majorité des espagnols pour s'informer est la télévision bien que le pourcentage de ceux qui recourent à l'internet comme moyen d'information ait augmenté. De façon que 37% des journalistes interrogés en 2010 affirment que l'internet constitue pour eux une source de référence pour s'informer (25,2% en 2009 et 18,5% en 2008). La télévision demeure aussi pour la majorité des citoyens le média qui offre «plus de crédibilité» bien que cette « crédibilité diminue » chez ceux dont le niveau de formation est plus élevé en faveur de la radio. En résumé, le secteur des médias en Espagne vit dans un Etat d'alerte du fait que 66% des journalistes reconnaissent que la crise économique a été à l'origine de la réduction de leurs salaires. Des voix se lèvent désormais pour rationaliser le nombre de journalistes à cause de l'absence d'une étude de marché, et de réadapter la formation académique aux besoins du secteur et instaurer des normes qui limitent la profusion des « intrus » dont la présence aux médias porte atteinte à la qualité de l'information présentée et hypothèque le futur des jeunes universitaires. Les médias espagnols passent réellement par une crise d'ordre professionnel et de qualité.