On a beaucoup écrit et beaucoup glosé sur l'œuvre de Fouad Bellamine (né en 1950). Cette profusion de commentaires sur cette œuvre, qui n'a heureusement pas encore dit son dernier mot, n'est nullement fortuite, s'agissant d'une œuvre tellement particulière qu'elle en est troublante, sans être choquante ni aguicheuse. Certes, nous retrouvons, depuis ses premières expositions, datant de 1972, des constantes inextinguibles qui se résument dans l'ampleur de la gestuelle, l'épaisseur de la matière et la parcimonie des couleurs. Mais la spécificité de ce plasticien, c'est qu'on n'est pas encore parvenu à décrypter, ou du moins à donner les clés, à indiquer clairement les tenants et les aboutissants de ces toiles qui accrochent le regard, qui remuent les méninges, mais qui demeurent insaisissables, même si on y devine, tantôt des murs lézardés, tantôt des marabouts embrumés, des cavernes inondées, des monolithes acérés, ou que sais-je encore… L'artiste ne se dévoile pas: ce n'est pas un strip teaser : tout au plus, il montre un bout de peau par ci, un autre par là, rarement une silhouette. Jamais un portrait en pied… Une œuvre d'art n'est pas un miroir, ou alors, c'est un miroir déformant. Et il n'y a pas de logiciel pour le remettre à l'endroit... A chacun sa lecture, et aucune lecture, a priori, ne doit ni être globalisante, ni être parole d'évangile. Quoi qu'il en soit, le plus important dans un tableau de Bellamine, c'est le non-dit, ou plutôt le nié, le néantisé. L'émergence d'une toile comporte en gros deux phases distinctes: une phase construction relativement tranquille, puis une phase destruction-reconstruction, fébrile sans désordre ni précipitation, et durant laquelle la toile, étalée à même le sol, entre dans un véritable dialogue, tant physique que mental, avec son “partenaire” l'artiste, dans une recherche mutuelle de l'accord, de l'harmonie, de la symbiose, de la délivrance! C'est à travers ce travail de remise en cause, de gommage et de surcharge qu'a lieu la remise en forme, le réinvestissement de l'espace, l'émergence du souffle de vie. Dans cette peinture géologique, les strates se superposent, sans pouvoir –sans vouloir- s'annihiler. On devine, on sait que sous chaque couche de peinture, il y a une autre couche, et une autre encore, peut être. Les coulures suintent des strates souterraines, les grumeaux recouvrent les interstices, et le tout ne fait qu'un. De toute évidence. Comme pour les strates de la mémoire, comme pour les strates de la vie, rien n'est jamais totalement effacé. Les bribes de l'être sont enfouies, camouflées, dissimulées. A chacun de faire l'effort de plonger dans ces eaux, pas toujours cristallines, pour avoir une idée de ce à quoi il a affaire… On a ainsi cru trouver plusieurs pistes, plusieurs clés à la peinture de Bellamine: Tantôt, elle avait une dimension “communautariste”, voire génétique, par référence à ses origines fassies et à l'appartenance de son milieu familial à la corporation artisanal. On a donc vu dans ses surfaces lézardées les murs vétustes de la médina, et dans ses parallélépipèdes surmontés d'arcs des marabouts surgis des recoins de cette même médina… Un comble pour quelqu'un qui n'a cessé de clamer qu'il n'y a pas de peinture marocaine, mais seulement des peintres marocains, et qui rejette tout folklorisme au profit d'une modernité ouverte, pleinement assumée… Tantôt –et c'était prévisible- on a philosophé sur ce travail, appelant à la rescousse l'essence et la quintessence, l'être et le paraître, et puis, bien évidemment, la psychanalyse et les méandres de ses complexes, infantilisants/fertilisants. Ainsi, ces “arches parisiennes” figureraient des grottes, des cavités humides renvoyant, par l'inconscient, à la cavité matricielle, à l'utérus originel baigné du liquide amniotique où toute vie est fécondée dans la lenteur, dans la tiédeur, dans la douleur… Dès lors, l'acte de peindre serait un processus de création illustré par un processus de création: une création au carré… Peut être… Et n'a-t-on pas trouvé à Fouad Bellamine des accents religieux, invitant à l'introspection et au recueillement ? Cette lecture spiritualiste n'est pas nécessairement adossée à la lecture « ethnique » (Fès = Islam), puisqu'elle a aussi concerné ces « Tables des Dieux », monolithes nus érigés en autels prêts à recevoir -fort probablement- des sacrifices humains… Une fois couronnés d'une arche, sorte d'arc en ciel délavé, épuré, ces autels païens e sont mués en marabouts clos, havres de paix et de recueillement… Telle est la magie du signe qui transforme la chose en son contraire ! A contrario, cette présumée représentation de marabout suscita une véritable tempête dans un verre d'eau lorsque l'article l'accola à une « figure » pour le moins charnelle (« l'Origine du Monde » de Courbet), déclenchant l'ire hystérique de certains mollahs éradicateurs…. Mais passons sur cette péripétie oiseuse… Une chose est sûre : cette peinture est cérébrale, intellectuelle et intellectualiste. Elle ne pouvait donc ne pas donner lieu à des analyses esthétiques et esthétisantes, pures et dures. Il fut donc question d'horizontalité et de verticalité, de profondeur du champ et de vacuité du centre, de frontalité et de lignes de force, de déploiement et d'effacement, d'ampleur et de minimalisme, d'enracinement et d'extraterritorialité, d'art hellénistique et de civilisation musulmane, et puis d'ombre et de lumière, surtout de lumière… Toutes analyses sont estimables, quoique non exhaustives dans leur profusion, et quoique, surtout, elles soient souvent enveloppées dans une phraséologie amphigourique et compassée. Or, la critique d'art rime-t-elle nécessairement avec emphase ? N'y a-t-il d'artistique que ce qui est inaccessible au commun des mortels ? Faut-il laisser le visiteur lambda béat, pantois ou narquois, ou faut-il le guider gentiment sur les chemins nécessairement escarpés de l'art et de la culture en général. Elitisme ou démocratie ? Vaste programme ! Une bonne lecture est utile, mais il faudrait que le visiteur puisse se mettre face à une œuvre et y entrer comme dans un moulin, en ayant le choix d'ouvrir la porte qu'il veut, de s'y complaire, de s'y ennuyer ou de s'y sentir mal à l'aise. Les œuvres comme celles de Bellamine ne sont pas des auberges espagnoles où l'on trouve ce qu'on apporte (ce qu'on vous dit qu'il y a), mais des îles au trésor où il faut creuser pour trouver, et on trouve toujours : on trouve essentiellement des questions. L'art n'a pas de réponses à donner : l'art n'est pas Dieu le Père ! Résumons-nous : Fouad Bellamine, c'est Fès ou Paris, Rothko ou les soufis, Pollock ou les Grottes d'Hercule, Freud ou la Mythologie ? Croyant s'y retrouver, tout monde s'y perd ! C'est du gagnant-gagnant.