Comment un film de propagande de guerre américain de la Warner's qui parut ridicule et sans intérêt lors de sa première projection à Casablanca, en janvier 1943, au ciné «Vox» réquisitionné par l'état-major des forces américaines, est devenu un classique du cinéma au XX° siècle. Me considérant comme un des derniers témoins du débarquement américain en Afrique du nord, de la Third Infantry Division entrant dans le port en novembre 1942 et de la sortie en janvier 1943 de «Casablanca» de la Warner and Bros, immortalisé par Humphrey Bogart et Ingrid Bergman, un de mes confrères, critique cinématographique, m'a demandé récemment de faire revivre ce qu'était en réalité la ville de Casablanca des années quarante. Celle du film de Zelsnick, avait été reconstituée en la confondant avec Tanger, ville internationale, dernière escale des réfugiés juifs d'Europe avant leur départ pour les Amériques, ville antique où, dans les ruelles du Grand Socco, se traitaient tous les trafics, se croisaient tous les espions d'Orient et d'Occident, s'ébauchaient toutes les combinaisons qui, les unes ou les autres, contribueraient à la victoire ultime des Alliés occidentaux. Les Américains venaient de débarquer. Ils avaient fait une entrée triomphale dans Casablanca, accueillis par une foule nombreuse qui, d'un jour à l'autre, avait oublié ses sentiments pétainistes pour crier «Vive l'Amérique». Parmi cette affluence s'étaient trouvés des milliers de Juifs marocains, sortis du mellah de la Vieille Médina, qui avaient cru un instant que l'armée de «Libération du peuple juif» avec ses étoiles jaunes peintes au pochoir sur ses véhicules, venait de débarquer en Afrique du Nord. L'enthousiasme et la bousculade avaient été tels qu'un jeune homme, plus ardent que les autres, était tombé sous les roues d'un camion, sans que cet «incident» ait provoqué l'immobilisation du convoi. La veille, des équipes de scouts et de mouvement de jeunesse, garçons et filles, de 16 ans, avaient été envoyés dans le port de Casablanca pour y relever les blessés et cadavres, produits de trois jours des combats provoqués par l'ordre de résister aux forces américaines intimés par le gouverneur et l'amiral nommés par le gouvernement du Maréchal Pétain. En quelques semaines, l'état-major des US Forces avait réquisitionné les immeubles les plus modernes de la ville pour les services généraux de ses trois armées. Les services sociaux de la US Army (USO) avaient pris possession de la plus grande des six salles de cinéma de la ville, pour l'ouvrir aux militaires. C'est dans cet immeuble de quatre étages, contenant une salle de 2 500 sièges de cuir vert, que fut présenté pour la première fois à l'étranger un film de guerre américain qui avait pour titre le nom de la plus grande ville du Maroc : «Casablanca». A cette époque les acteurs qui en étaient les principaux personnages étaient peu connus. Les gens de Casablanca avaient qualifié d'assez médiocre cette improbable histoire d'amour et d'espionnage et de ridicule la représentation que Hollywood avait donné d'une cité, construite depuis les années vingt. Elle serait qualifiée cinquante ans plus tard par les Marocains décolonisés, comme un musée de «l'Art moderne en architecture à ciel ouvert.» Les premiers spectateurs indigènes avaient été consternés de voir réduit à la dimension d'une piste d'envol du Far West, l'aérodrome du «Camp Cazes» qui avait été depuis les années trente une escale importante sur la route aérienne Toulouse-Dakar-Natal-Buenos-Aires-Santiago du Chili, ouverte par Jean Mermoz et Saint Exupéry. Ebahis, les GI'S issus du plus profond du Texas ou de l'Arizona, comparaient avec étonnement, pour leurs tendances modernistes, le Maroc à la Californie. Cela confirmait la réputation peu flatteuse dont souffraient les cinéastes américains dès qu'ils se mêlaient de situer l'action de leurs films de guerre ou d'avant-guerre dans les pays arabes. On ne connaissait pas encore «Gone with the wind», (Autant en emporte le vent) de David O. Zelznick et Fleming, sorti des studios hollywoodiens en décembre 1939 qu'on ne verrait que beaucoup plus tard, à la fin des années quarante. On constata alors que l'évocation de leur patrimoine historique ou leurs films à téléphones blancs convenait mieux à leur culture angélique que la vie dans les pays orientaux. Si les décors construits pour Casablanca avaient pu évoquer une réalité quelconque, c'est à Tanger qu'on aurait pensé bien que ridiculisé dans son architecture, les coiffures, les vêtements des personnages marocains civils ou policiers inspirés des boîtes de nuit ou des bordels orientaux du Caire. L'habilité, ou la chance de la Warner Bros et des producteurs de «Casablanca» avait été de prévoir - ou de savoir - que le premier débarquement des Forces américaines au delà de l'Atlantique aurait lieu entre Casablanca et Alger. Conçu pour cultiver le moral de la population et des membres de l'armée américaine, ce film de propagande de guerre a été très bien accueilli sur les deux rives de l'Océan. Aux Etats-Unis, il a permis aux familles des militaires de l'opération Torch de se faire une image de l'endroit improbable où se trouvaient leurs boys. Peu importait qu'elle fût conforme à la réalité. En Afrique du Nord, leurs rejetons avaient éprouvé, en voyant cette production, la satisfaction de constater qu'on parlait d'eux, indirectement. Qu'importait qu'il n'y eut pas de «Rick's Bar» dans la réalité ? On ne comptait à cette époque que trois «dancings» de type provincial à Casablanca, le «Pavillon bleu» qui, datant de 1912, «faisait ciné» les après-midi et le «Jardin d'été» et en banlieue la «Guinguette» où la petite bourgeoisie» allait guincher les samedi soirs comme elle faisait sur les rivages fluviaux métropolitains, avant de se lancer outremer dans une aventure incertaine au Maroc du moyen-âge. ( Demain la dernière partie )