Cela faisait maintenant trois jours que l'on entendait des lamentations de femme éplorée. Aux maris qui s'interrogeaient sur la provenance et la cause de ces pleurs, les épouses répondaient : «C'est Rkia, notre voisine de droite ; son petit dernier est de nouveau malade». Et les hommes disaient : «Que Dieu l'assiste. Je l'ai vu récemment ce gosse, il a l'air vraiment mal en point». Lla Rkia avait huit enfants : trois garçons et cinq filles, mais son benjamin était celui qu'elle affectionnait le plus. Des malveillants avançaient que c'était parce que le garçonnet avait la peau plus claire que le reste de sa fratrie. Mariée à un mulâtre, Lla Rkia avait donné naissance à des enfants dont les uns avaient le teint bistré, d'autres basané et d'autres olivâtre. Le petit Brahim lui, tenait de sa mère. Se défendant de semblables insinuations, d'autres disaient que le motif de l'attachement particulier que portait la mère à l'enfant était qu'il était son petit dernier et que, souvent malade, il requérait des soins attentifs. Et il n'était pas rare que malgré ses précautions, la malheureuse mère ne se laissât surprendre au petit matin sur le pas de sa porte, prodiguant à son aînée de derniers conseils sur la tenue de la maison, avant de partir portant son enfant, d'un pas pressé, pour une destination inconnue. Alors on ne la voyait, ni ne l'entendait de plusieurs jours. À son retour, les voisines ne manquaient jamais de lui rendre visite pour prendre des nouvelles du petit malade. Mais c'était un pieux mensonge. Elles n'avaient nul besoin de se déplacer pour savoir ce qu'il en était. Quand l'enfant allait mieux, on le voyait assis sur le pas de sa porte, squelettique, pâle et sage comme les grands malades qui, ne pouvant se mêler aux activités de groupe, s'en réjouissaient par procuration. Quand les cris de détresse reprenaient, on savait qu'il n'y avait eu aucune amélioration. Lla Rkia avait fait tout ce que comptait la région de marabouts, consulté tous les médecins, vu tous les fkihs, visité tous les guérisseurs sans que cela mît fin à son calvaire. Son enfant périclitait de jour en jour. Parfois, au retour de l'une de ses pérégrinations, le bambin allait mieux, mais cela ne durait guère ; passé de brefs moments de rémission, l'enfant rechutait ; et les lamentations reprenaient, criant le désespoir d'une mère aux oreilles d'autres mères. Et c'est ainsi que le petit Brahim devint un cas. Dans la maison de Lla Rkia, ce n'était que processions de femmes compatissantes, venues apporter leur soutien à l'une des leurs confrontée au problème le plus terrible qu'une mère eût à affronter. Parfois, au milieu du groupe des visiteuses, une voix s'élevait, préconisant la visite d'un saint à miracles, recommandant la consultation d'un médecin dont on disait grand bien, détaillant une décoction souveraine. La malheureuse mère buvait les paroles de chacune et de toutes et, quelque temps après, repartait pour une autre quête du miracle. Mais de miracle, il n'y en eut pas. Un beau jour de printemps que le soleil se sentait du cœur à l'ouvrage, le petit Brahim mourut. Calmement, sagement, comme aux jours de ses brèves rémissions quand, assis devant la maison de ses parents, il dévorait de ses grands yeux de malade chronique les jeux des autres enfants. Lla Rkia fut inconsolable. Elle pleura, se lacéra le visage, se roula par terre malgré les efforts des voisines qui s'essayaient à l'en empêcher et dont la plupart, émues par tant de détresse, avaient la larme à l'œil. Et quand les fossoyeurs vinrent pour emmener le petit cadavre, elle s'y agrippa si fortement que, ne parvenant pas à lui faire lâcher prise, ces hommes la traînèrent dehors malgré eux, si bien que son mari dut intervenir durement pour lui faire entendre raison. Et tandis qu'on emmenait l'enfant mort, la mère en proie à une profonde douleur, agenouillée à même la chaussée, gémissait comme un être blessé et, d'une voix faible, suppliait son mari de lui rendre son « bébé ». Loin devant, stoïque, le visage exsangue, le père regardait droit devant lui pour ne pas avoir à baisser les yeux sur le linceul qui recouvrait le petit cadavre qu'il tenait délicatement entre les bras. On enterra Brahim dans une tombe près d'un jujubier. Elle était si minuscule, cette tombe, qu'on dut chercher longtemps le caillou qui y servit de stèle. On ne vit Lla Rkia de plusieurs mois. Les voisines qui lui rendaient visite racontaient qu'elle était tombée dans un état de prostration extrême, ne parlant plus, ne mangeant que contrainte et forcée et ne s'intéressant plus à rien. Puis, peu à peu, la sollicitude de son entourage aidant, elle alla mieux. Ce fut une lente et longue ascension, un retour au vivant à pas hésitants et menus, comme en convalescence après une grave maladie. Et puis un matin, se sentant tout à fait remise, elle déclara avoir été invitée par Brahim à lui rendre visite. C'était, ajouta-t-elle, au cours de plusieurs rêves lors de son laborieux retour à la vie. Elle prit donc l'habitude de se rendre au cimetière chaque jour après le Dohr et de n'en revenir qu'à la nuit tombante. Malgré les désagréments que causait une telle vacance à sa famille, ni son mari, ni ses enfants ne purent l'en dissuader. Mais, à la longue, craignant pour la santé psychique de sa femme, le mari s'emporta, menaça. Rien n'y fit. Un jour pourtant qu'elle était revenue plus tôt que d'habitude, son aînée fut frappée par sa mine extatique, mais avant qu'elle ait pu lui en demander la raison, sa mère lui annonça que Brahim lui avait parlé. Et elle raconta à sa fille incrédule que pendant qu'elle était à soigner l'apparence de la petite tombe en priant pour l'âme de son occupant, une abeille sortit de dessous le caillou qui servait de stèle et vint bourdonner à son oreille. «C'était une modulation si apaisante, dit-elle, que je me suis endormie. À mon réveil, j'ai ressenti comme une diminution du mal de la séparation, j'ai eu le sentiment que ton petit frère a voulu que je me prenne en pitié». LLa Rkia reprit sa vie d'antan. Et si elle allait encore au cimetière, c'était en compagnie de ses amies pour les traditionnelles visites aux morts lors des grandes fêtes religieuses. Sa famille fut tout heureuse de cet apaisement. Des années s'écoulèrent ainsi et puis, un jour, elle dit aux siens que Brahim lui avait de nouveau parlé. Qu'il lui avait reproché de l'avoir négligé et qu'il la voulait plus souvent à ses côtés. C'était un jour de printemps tout en soleil et en fleurs. La famille de Lla Rkia qui croyait à l'extinction de la douleur de la mère s'irrita grandement de ce retour de flamme. Tous essayèrent de la dissuader de reprendre ses vieilles habitudes. Sa fille aînée qui au fil des ans avait conforté son instruction à l'école publique dit : « Mère, là où ils sont, les morts n'ont besoin que des prières des vivants. Mais les vivants ont besoin de la présence des vivants. Nous t'avons attendue trop longtemps, mère …» Et elle allait poursuivre sur cette lancée quand Lla Rkia éclata en sanglots. « Mais qu'as-tu , mère ? Qu'ai-je dit qui t'ai fait de la peine ? demanda l'aînée émue.» La mère répondit : «Alors moi aussi quand je serai là-bas tu ne viendras me voir que quand tu ne seras pas sollicitée par les vivants» Quand on rapporta ces faits au mari, il dit : «Il est bien vrai qu'on ne contrarie pas un amour maternel». Et puis, les visites de la mère à la petite tombe s'étaient tellement espacées… Et puis c'était un jour de printemps… Donc on laissa faire. Mais alors qu'elle se préparait à sortir, Lla Rkia fut piquée par une abeille. Certains avaient dit que l'insecte s'était pris dans le capuchon de la djellaba de la malheureuse. D'autres avaient soutenu que c'était sur le seuil de sa maison que Lla Rkia avait été piquée. Il y en avait même qui avaient laissé entendre que l'abeille n'en était pas une. Quoi qu'il en soit, tous avaient raconté qu'on avait entendu la femme pousser un cri de douleur et, presque aussitôt, se plaindre à son aînée d'une brusque sensation de vertige. En quelques instants son visage avait enflé à la rendre méconnaissable. Averti de l'accident, son mari l'avait emmenée à l'hôpital. Elle y mourut d'anaphylaxie. Lla Rka fut enterrée au même cimetière que son enfant, dans une extension offerte par un riche négociant de la ville. Des proches racontèrent que se recueillant sur sa tombe, ils avaient vu des abeilles en surgir et pénétrer dans celle de son fils. On ne les crut pas tant que d'autres ne firent le même constat. Il y avait bien des nids d'abeilles dans les tombes de Rkia et de Brahim. Mais le plus curieux était qu'il s'agissait d'une seule et même colonie. Comme les abeilles semblaient se déplacer entre les deux tombes, on crut au miracle jusqu'au jour où des esprits perspicaces firent observer que c'était l'ensoleillement qui attirait les insectes. Peut -être, firent remarquer des sceptiques; mais dans ce cas pourquoi, alors que le soleil brillait d'un égal éclat partout ailleurs, les abeilles n'avaient-elles fait leurs nids que dans ces deux tombes ? Et uniquement dans celles-là !