Il est un moment dans la poésie où il est légitime d'admirer, pour le simple plaisir d'admirer. Une légitimité poétique s'instaure à la découverte de mots placés de telle sorte qu'ils émerveillent de manière neuve, c'est-à-dire mis dans un ailleurs inattendu, si proche et si lointain, où s'installe l'impression, fort courtisée, de toucher leur vérité, ou la vérité qu'ils infusent. C'est le cas ici, flagrant, évident et palpable, du poète Salah Boussrif. Ses poèmes s'imprègnent de ce qu'ils suggèrent, ce qui émane de lui, générant leur propre sens, qui peut être unique comme il peut porter une multiplicité de significations. Il n'a nullement besoin de quémander un but lyrique en soi, ni d'expliquer le monde comme le ferait un témoin visuel. Il ne désigne pas, ni ne nomme. Il fait sienne l'éclairante citation de Stéphane Mallarmé : « Nommer un objet, c'est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu : le suggérer, voilà le rêve » (Enquête sur une évolution). Partant de là, on doit le lire selon cette lecture décrite par Bachelard, qui est œuvre : « après l'esquisse qu'est la première lecture, vient l'œuvre de lecture » (La Poétique de l'espace, 1957, p. 38). Qu'entend-on par là ? Un élément de réponse se trouve dans l'introduction faite par Salah Boussrif à son recueil Les Vertus de l'eau : « J'ai plutôt cherché à m'alléger du fardeau de ce long travail épique, avec ces textes qui coulent et se déversent dans un lieu que j'ignore ». Le mot est dit : lieu ignoré. Cela n'empêche guère la connaissance de s'installer, car elle n'emprunte pas les chemins de l'informatif, mais celui du révélé. Le lieu est autre, délaissé à dessein de l'espace tel qu'on l'entend. C'est le lieu de la transcendance des soufis qui lisent le texte dans l'inapparent, et cette transcendance sous-tend tous les livres de poésie de Salah Boussrif. Il les accompagne, dialogue sans cesse avec eux, relisant lui aussi le Texte, qui est Livre et Être, à la lumière de leurs Ecrits. Cela lui permet, à titre d'exemple, d'écrire : « Une corde sculpte l'âme des canaux,/Des doigts capturent l'air évanescent,/Qui éparpille/Le silence qui réside/Dans les fêlures de la langue. » Le bleu de la poésie, présence itérative C'est un silence de la plénitude où la langue s'introduit et colmate les fêlures sans pour autant les anéantir, car elles font partie de ce qui Est. Le poète en rend compte, émeut, sensibilise, crée le moment de l'Union, et poursuit son chemin. D'expérience en expérience, il marque la présence. Il n'est donc pas étonnant qu'il nomme l'un de ses livres poétiques Saillies bleues. Comment un référent à l'étendue, à ce qui ne finit jamais dans sa latitude, peut-il posséder des saillies, quelque chose comme des boursouflures qui échancrent le parcours pour offrir plus de révélations ? Justement par le fait qu'elles ne sont repérables que pour le poète. Le bleu n'est pas une simple couleur : « Il est une parole / Qui glisse sur la langue, / Qui flotte dans sa mouillure, / Simple illusion pure / Se faufilant dans tant de discours », dit le poète dans Bleu…! Ainsi, le bleu est utilisé comme vocabulaire poétique, à l'égal d'un vocabulaire plastique en art. Il n'est pas seulement une couleur désignant un aspect d'une chose ou d'un rendu. Non, il va au-delà de cette définition primaire. Il est itinérant. Dans Cristal bleu, on lit ceci : « Le bleu est un noir/Emergeant de la nuit/Vers des jours/Où son eau hésite encore sur le parfum/Avec lequel le ciel se drape/Et la mer, dont le sel se mêle à la poussière. » Dans un élan mallarméen, celui de l'azur des hauteurs, le bleu de Boussrif est le corollaire de l'infini qui ne cache pas, mais invite, par son étendue, à la découverte. Il est le ciel immense, il est les profondeurs claires de la mer. Il est hors de portée, mais visible seulement pour le poète. Il est enfin un bleu de l'itinérance, particulièrement axé sur l'effet des éléments naturels, où il se meut, qualifie, transforme et agit sur le temps qu'il fait, là où cela est acté, dans l'ici-et-là, et non dans l'au-delà. Ça passe par le corps Il est intéressant de noter que parfois ce bleu entre en interaction avec les quatre éléments, second univers et thème fréquemment poétisé par S. Boussrif. Il est jumelé à l'air : « De l'air qui passe entre deux dunes/Des fissures qui s'ouvrent /Entre leurs ombres », ou encore : « Air /Qui se faufile entre de hautes colonnes ». Le bleu s'allie à l'infini, dont on voit l'épiphanie dans le désert, origine de toute poésie, déchirure qui élimine les ombres et dévoile le caché. Heidegger n'a-t-il pas déjà montré le chemin ? S. Boussrif en rend compte à travers ses propres mots. Cela se passe dans un « ciel argenté », où le poète s'identifie à son corps. Ainsi, il proclame : « Mon corps est ciel / Sans nuages pour en cacher l'azur. » Ce corps reçoit l'eau comme une offrande religieuse. On lit : « Ouvre ton souffle au ciel / Pour boire l'eau limoneuse qui s'est agenouillée en ton corps. » L'eau, toujours ruisselante et miroitante, déluge, mer ou rivière, est un miracle scopique, un don de la poésie qui la rend circulable, permettant le passage à la réalisation de soi, via les épreuves imposées au corps. Ce même corps, le poète le traîne sur une terre dépeuplée, destinée à l'épreuve : chemins déserts, pierres, arcades, dunes, tout ce monde issu de la légende où la vérité se dissimule, qu'il faut chercher sans jamais véritablement la trouver. Car, au cours des pérégrinations poétiques à la recherche de mots jamais prononcés auparavant, nullement déclamés, c'est en présence du feu, qu'il soit sous les cendres ou en flammes éternelles, que ces mots prennent vie. *Ecrivain et chroniqueur d'art