Une voix littéraire singulière ! Un militant de la première heure ! Rachid Boudjedra est l'un des auteurs maghrébins et arabes qui ont eu l'audace de briser les tabous, d'aller jusqu'au bout de l'écriture et du militantisme. Prolifique, Boudjedra compte à son actif plusieurs publications, entre poésie, roman, scénarios dont «Pour ne plus rêver, «La Répudiation» (Prix des Enfants terribles 1970), «La Macération», «Fascination», «Les Figuiers de Barbarie», «Printemps», «La Dépossession». Dans cet entretien, il nous parle à cœur ouvert de son rapport à l'écriture et aborde la question du Hirak en Algérie, la place de l'intellectuel dans le monde arabe… Al Bayane : Vous avez vécu pendant quelques années au Maroc. C'est là que vous avez écrit le premier scénario de Latif Lahlou. Parlez-nous de votre rapport à ce pays, ses intellectuels, écrivains et artistes… Rachid Boudjedra : J'ai écrit mon premier roman «La Répudiation» à Paris, ce qui m'a valu les foudres de la censure algérienne. Mon livre a été interdit par un décret du ministre de la Culture de l'époque. Suite à cela, je ne souhaitais pas vivre en France, encore moins en Algérie. C'est alors que je suis venu au Maroc avec ma femme et ma fille qui est installée à Casablanca. Quand je suis arrivé, j'ai reçu un accueil chaleureux de la part des intellectuels marocains, entre autres le grand peintre Mahjoubi. J'ai aussi rencontré Farid Belkahia, Mohamed Kacimi, Tayeb Saddiki et plusieurs autres intellectuels de l'époque. Vous êtes un écrivain prolifique. Vous écrivez, mais vous «effacez» aussi. Plusieurs de vos écrits ont échappé à la destruction, entre autres «Pour ne plus rêver», «La Répudiation». Peut-on savoir pourquoi vous écrivez ? Un écrivain écrit tout d'abord pour lui. Il écrit pour se défouler parce qu'il souffre de quelque chose. Chaque écrivain et artiste s'exprime à sa manière et tout dépend de sa sensibilité. Moi j'écris d'abord pour moi, pour me défouler, car j'ai vécu une enfance douloureuse. Par la suite, l'écrivain va à la rencontre de son public, avec lequel il partage ses écrits, ses propres expériences, celles des autres et le vécu de la société, de manière générale. Votre pays est toujours présent dans vos écrits et l'Histoire est un socle fondamental de vos romans. Votre approche s'inscrit-elle dans une contre-allée historique et littéraire, sachant que vous êtes l'un des écrivains algériens à avoir appelé à la réécriture de l'Histoire de l'Algérie? Comment l'écriture peut-elle réhabiliter la mémoire ? L'écriture réhabilite la mémoire. Elle efface la souffrance, questionne et interroge l'Histoire. Il faut toujours se baser sur l'Histoire en tant que socle fondamental. Je considère les écrits d'Ibn Khaldoun comme un bouleversement de la méthode classique de lecture de l'Histoire. J'ai toujours utilisé ses textes, en particulier ceux qui abordent les rapports politiques entre le pouvoir et le peuple, entre le pouvoir et les élites. Ibn Khaldoun a analysé profondément la prise de l'Andalousie par les Arabes musulmans et les Berbères qui faisaient partie de l'armée de Tariq ibn Ziyad. Mes écrits sont toujours ancrés dans l'histoire de l'Algérie, du Maghreb, des Berbères et des Arabes. Dans vos écrits, vous faites une déconstruction de l'Histoire. Une sorte d'invitation à réécrire l'Histoire du Maghreb et du monde arabe. Comment peut-on réécrire cette Histoire par le biais de l'écriture romanesque? Je suis agrégé de l'Ecole normale supérieure en mathématiques et en philosophie. Et tout ce parcours a un impacte dans mon travail. Que pensez-vous du «Hirak» en Algérie. Comment voyez-vous l'avenir de ce mouvement qui a bouleversé ce pays? Les choses avancent malgré tout. Le Hirak a déjà réussi en Algérie. C'est une réussite totale, à mon sens, parce qu'il est pacifique ! Pour moi, il y'a eu deux victoires importantes. La première, c'est d'avoir mis fin à la dynastie d'Abdelaziz Bouteflika, un malade qui voulait d'un cinquième mandat. C'était une honte d'avoir un président comme lui ! La deuxième victoire, c'est que toute la bande qui gouvernait avec lui a été stoppée. L'entourage est important ; bien souvent il trompe ceux qui détiennent le pouvoir. Il faut dire que ceux qui entouraient Bouteflika étaient extrêmement nocifs et malsains. Le Hirak a été à la fois spontané et auto-organisé. A vrai dire, il n'y a pas de leader jusqu'aujourd'hui. Mais grâce à ce Hirak, nous n'avons plus ce groupe de dirigeants qui détenaient le pouvoir depuis 20 ans. Maintenant, nous nous dirigeons vers des élections. Je pense que, comme en Tunisie, même si ce n'est pas le meilleur exemple, il y aura peut-être une minorité qui ira voter et une forte abstention. Nous aurons peut-être un président comme celui de la Tunisie, quelqu'un sorti du néant. Que pensez-vous de la place de l'intellectuel au Maghreb et dans le monde arabe, au regard de tous ces mouvements, revendications et révoltes qui bouleversent plusieurs pays? Personne ne s'attendait au Hirak en Algérie. Personne n'aurait pensé qu'un jour, il y'aurait un tel mouvement. On peut dire vraiment que là, les intellectuels n'ont joué aucun rôle. Il faut même dire que quand les intellectuels ont essayé de récupérer ce mouvement, on les a écartés. Je crois que «Tnahaw ga3» (dégagez tous) est vraiment un slogan formidable ! Vous êtes marxiste léniniste. Quel est votre diagnostic de l'état de santé de la gauche dans les milieux politique et intellectuel, dans le monde arabe? Si nous prenons l'exemple de l'Egypte, il y avait une gauche très organisée et structurée autour du Parti communiste égyptien. Il y avait des penseurs et des personnes qui faisaient bouger la société. C'était également le cas en Algérie jusqu'à l'arrivée du mouvement islamiste. De 1962 à 1992, les intellectuels algériens ont joué un rôle important, surtout les marxistes de gauche, du parti communiste algérien. Nous avions une influence énorme sur le pouvoir, ce qui n'a pas empêché que nous soyons jetés en prison. Moi par exemple, j'ai fait deux fois la prison durant le mandat «socialiste», celui de Boumediene. Avec l'arrivée des intégristes, le parti a coulé. Toute l'Algérie a coulé, beaucoup d'Algériens sont morts, de nombreuses élites ont fui et plusieurs ne sont pas revenues. Il y a eu un vide que nous vivons encore aujourd'hui. A mes yeux, la gauche algérienne est très faible aujourd'hui! Dans le roman «Printemps» sorti en 2014, vous parlez d'une histoire entre une Espagnole et une Algérienne. Au-delà de la fiction, on retrouve cette réalité dure des sociétés qui accusent un retard en matière de libertés individuelles et même collectives. Que dites-vous à propos de ce vieux débat? J'ai commencé tôt ! J'étais le premier à casser les tabous. Mohammed Dib est pour moi un fondateur du roman maghrébin de même que Driss Chraïbi, mais ces deux ont une littérature classique par rapport à notre vision des choses. Nous avons également Kateb Yacine et le nouveau roman contemporain moderne. Après Kateb, il y a eu la rupture avec Rachid Boudjedra parce que Kateb Yacine n'a pas touché aux tabous. Dans son roman anticolonial «Nedjma», on ne voit pas clairement le colonialisme. Ca reste une histoire d'amour, même si d'un point de vue technique, c'était une révolution incroyable. Il faut aussi avouer qu'avec ce roman, Kateb Yacine est pour moi le plus grand écrivain maghrébin, même arabe, je dirais. Quelle est la spécificité de votre univers littéraire? J'ai brisé les tabous (le corps, la religion et la politique). Depuis «La Répudiation» parue en 1970 jusqu'aujourd'hui, je me bats. Et je dirais avec beaucoup de modestie que je suis un précurseur en la matière. Jusqu'en 1975, le pouvoir m'a harcelé, mais à partir de cette date, quand j'ai écrit le scénario du film «Chronique des années de braise», il m'a laissé tranquille jusqu'à présent. Est-ce pour cette raison que vous ne confondez pas art et idéologie (marxiste léniniste) ? Quand j'écris, il n'y a plus d'idéologie. Pour moi, il y a toujours un communiste dans mes romans, mais un communiste qui n'est pas triomphaliste et triomphant. Il reflète la position d'un communiste dans une société archaïque qui est la nôtre : celle du Maghreb. Cette société est plus archaïque que les pouvoirs politiques. Contrairement à Sartre, je ne crois pas à l'engagement de la littérature et l'art. Pour moi, ils ne créent pas de révolution et ne changent pas les mentalités. Pensez vous que cette société «archaïque» comme vous le dites ait besoin plus que jamais d'une révolution culturelle pour sortir de son retard historique? Oui. La révolution en permanence. Revenons sur la question du corps qui est devenu aujourd'hui un champ de bataille. Que pensez-vous de ce vieux débat qui reste d'actualité? J'ai commencé ce débat, il y a 55 ans. Dans mon premier recueil de poésies, il y avait déjà le triangle interdit chez les arabes : le corps, la sexualité, l'athéisme… Cette question est presque devenue à la mode de nos jours. Tout le monde écrit sur le sexe et le corps. Cette question n'est-elle pas devenue pour certains un «fonds de commerce» ? Oui, effectivement. Moi j'ai abordé la question du corps dans un système d'écriture extrêmement complexe et compliqué, parce que tout d'abord, la vie est compliquée et que je fonctionne à la manière proustienne. Dans vos romans, il y a une espèce de poésie que nous trouvons rarement chez les écrivains arabes et maghrébins… C'est vrai. Le texte doit être poétique. Et la poétique du texte est fondamentale, la structuration aussi. Au Maghreb, nous avons un certain art simpliste qui commence par «A» et qui se termine par «Z». Moi je fonctionne beaucoup plus avec la mémoire, celle de Proust. Je n'ai rien inventé. J'ai pris beaucoup de choses chez d'autres intellectuels, mais que j'ai traitées sous un angle typiquement algérien, maghrébin et personnel. C'est grâce à mes maîtres Faulkner et Proust que je suis devenu ce que je suis. Vous avez écrit le scénario du film «Chronique des années de braise» de Mohammed Lakhdar-Hamina qui a décroché la Palme d´Or du Festival de Cannes en 1975. Comment l'art et le cinéma peuvent contrer la violence et le discours populiste qui gagnent de plus en plus du terrain? Le premier scénario que j'ai écrit est celui de Latif Lahlou. Ensuite, j'ai écrit le scénario du film «Chronique des années de braise» et d'autres films dont «Nahla» de Farouk Beloufa qui est un chef d'œuvre du cinéma algérien et maghrébin. Un film qui ne passe pas inaperçu! Je pense que le cinéma est plus porteur d'une pédagogie sociopolitique que la littérature, parce que le cinéma, c'est l'image et que celle-ci est plus marquante. Le cinéma peut toucher des milliers voire des millions de personnes. Ce qui n'est pas le cas de la littérature. Un dernier mot peut être ? Je suis au Maroc depuis 15 jours. Je suis très content. J'ai fait plusieurs rencontres, surtout dans des universités. Je me sens tellement Marocain.