D'un côté, un Maroc qui avance à la vitesse d'un TGV, à l'image de celui qui reliera bientôt Casablanca et Tanger: c'est le Maroc des affaires, d'une élite qui prétend bénéficier des mêmes services que ceux que l'on trouve dans les pays les plus industrialisés de la planète. De l'autre côté, un Maroc rural et pauvre, qui se contente de survivre au jour le jour, et de regarder ébahi cet étalage de richesses auxquelles il n'accédera jamais. Les deux mondes ne se croisent presque pas, ou du moins ne se parlent pas, car le deuxième Maroc sert le premier en silence, méprisé et presque invisible… Il faut d'abord souligner cette évidence que toute société a besoin d'élites qui les secrète et les forme avec des méthodes qui lui sont propres, et ces élites jouent un rôle dans son mode de gouvernance. La différence étant autrefois entre une élite fondée sur la naissance et élite issue des systèmes de concours et de recrutement. Ce système étant largement dépassé et la différence se fait aujourd'hui entre société à élites larges, développées, relativement faciles d'accès, et élites plus fermées, moins nombreuses et formées selon un schéma modelé à l'avance selon les systèmes de formation et de recrutement. Ce système est aussi en perte de vitesse ; car dans ce monde de la complexité et de l'interdépendance, il est indispensable de disposer de responsables d'origines diverses pour permettre la concertation des points de vue et d'expérimentation. Nous devrions prendre en compte une nouvelle donne : c'est que le pouvoir repose aujourd'hui sur de nouvelles ressources, de nouveaux référentiels et de nouveaux mécanismes de gestion. D'une source traditionnelle fondée sur la violence et l'argent, le pouvoir se forge une nouvelle assise, le savoir et plus particulièrement le " savoir du savoir " selon la formule d'Alvin TOFFLER. Cette évolution des fondements de la puissance va profondément affecter les équilibres en place, la configuration traditionnelle des élites et des hiérarchisations politiques, tandis que les individus, les entreprises, les élites, les technocrates, les experts se disputeront le contrôle de ces nouvelles sources de pouvoir. La société contemporaine évolue vers de nouvelles formes d'organisation sociale beaucoup plus diverses qui exigent de la compétence et du professionnalisme. Les élites sont obligées de s'y adapter. Cette mutation, assumée ou subie, nous impose de faire une relecture de notre système des élites pour savoir si elle est en mesure d'agir et d'accompagner les changements en cours, si elle est capable de se renouveler et de se relégitimer pour mieux agir sur la société. Partout, au Maroc et ailleurs, le système des élites est en crise et à travers elles c'est la société toute entière qui est menacée de déstructuration. Les fondements de la bonne gouvernance Au Maroc, au cours de ces dernières années, le besoin de renouvellement des élites est exprimé de manière forte. Les élites sont à la fois contestées dans leur légitimité et dans leur engagement. Le constat est accablant, les élites sont à la fois séparées de la société et coupées en segments ou en cloisons. La crise de méfiance est réelle. Le doute s'est installé à propos de l'efficacité des élites. Notre société est en désarroi. Au cours de ces dernières années, l'élite politique marocaine présente un spectacle affligeant dans les domaines de gestion des affaires publiques et de mobilisation des citoyens. Le débat a perdu de sa qualité et de sa consistance, échange d'invectives et d'insultes, exclusion mutuelle, trucage des élections, absence de convergences autour d'intérêts collectifs. Par ailleurs, on entend ici et là que ce n'est pas la volonté qui manque, c'est plutôt l'ampleur des contraintes qui freine l'enthousiasme : encore un alibi de taille. Oui, les contraintes sont réelles et personne ne peut les occulter, mais dans le domaine de la gestion publique, l'une des fonctions essentielles de tout gouvernement est justement de savoir positiver ces contraintes, surmonter les résistances, lever les blocages. Comment ? Par un engagement politique fort et durable pour venir à bout des pesanteurs organisationnelles. Cela suppose tout simplement un " pilotage interactif " des réformes. Celui-ci sera de nature à favoriser une meilleure mobilisation des énergies par un aller-retour continue d'information et d'échange entre les différents partenaires et collectivités publiques. Les techniques du management participatif doivent être mises au service de l'entreprise de modernisation. Plus généralement encore, le souci de prévenir les oppositions passe par le recours systématique à la concertation. Ceci suppose l'organisation d'un débat public autour de ce qui constitue les enjeux sociétaux. La concertation opérée en amont des réformes favorise leur apprentissage en aval. L'idée de contrainte est toujours présentée dans les discours et les organes de presse des partis politiques. Elle génère plus de confusion que de lumière, les Marocains ont du mal à identifier les responsabilités et à dégager une sortie de la crise. La contrainte prolonge le temps mort. Elle empêche d'avancer parce qu'elle permet à ses détracteurs de borner le champs des possibles. Résultat, on se situe volontairement dans l'attentisme. On ne fait pas grande chose pour faire face au temps, et on a tendance à oublier que la valeur du temps de demain ne sera pas celle d'aujourd'hui ; le temps est dans un processus d'accélération. Demain on aura plus le temps d'attraper le temps perdu ; on aura toujours des difficultés à faire mieux et plus. Le coût de l'échec ou de l'attente sera élevé et justifiera à lui seul que toutes les précautions doivent être prises pour donner au processus de réformes les meilleures chances d'aboutir. Des actions concrètes et immédiates Il ne suffit pas d'affirmer de la volonté ou de l'engagement implicite, il faut traduire cela par des actions concrètes et immédiates. La manivelle réformatrice tourne à vide. Le générateur dégénère. Les élites politiques sont devenues les gestionnaires de leur propre échec ; le système des élites est contre-productif. Comment réagir? Nous avons besoin d'hommes neufs, compétents et motivés qui seront capables de mener une chirurgie fondamentale pour nous, c'est-à-dire d'une élite renouvelée ayant des projets, des idées, mais aussi une stratégie, car les idées ne sont rien sans stratégie. Si nous n'avons pas de stratégie, c'est parce que la plupart d'entre nous, et tous les politiques, croyaient que des organes de commandes (traditionnellement les Ministères de l'Intérieur et des Finances) étaient suffisants pour mettre en œuvre des réformes. Pendant ces trente dernières années, la société marocaine bouge toute seule. Nos élites ne semblent pas en tenir compte, on dirait même qu'elles sont incapables de le comprendre tant elles sont prisonnières de leur mode de raisonnement traditionnel. Il est urgent de réinventer le politique autour d'une nouvelle approche de pouvoir producteur de comportements nouveaux, de pratiques managériales et de valeurs significatives de rapports sociaux nouveaux. Dynamiques sociétales La référence obsédante au renouvellement des élites s'appuie forcement sur la recherche d'un nouveau modèle d'excellence professionnel, qui cela va sans dire, est sensé mené au statut de manager. Le profit du futur décideur, du futur gestionnaire, du future politique est celui qui sera en mesure de gérer la complexité et de fructifier l'interdépendance. Y aura-t-il demain de «nouvelles élites» avec le développement de la nouvelle économie et l'émergence progressive d'une nouvelle société? S'il est encore trop tôt aujourd'hui pour dessiner précisément les nouveaux traits des futures élites politiques, administratives et économiques, on constate par contre que des dynamiques sociétales nouvelles se profilent à l'horizon, annonçant une sorte de rupture salvatrice par rapport à un modèle qui a fait son temps. Les programmes d'adaptation à la libéralisation des marchés et à la mondialisation s'appliquent aux relations nouvelles – des " réseaux d'influence transnationaux " – et aux dirigeants, des hommes nouveaux, les futurs " décideurs mondiaux ", qui possèdent un mode de pensée pluriculturel et non exclusivement national. Aujourd'hui, il ne s'agit plus de servir de modèle d'excellence mais de prendre sa place dans "la concurrence généralisée entre les différents systèmes éducatifs ". Mais dans ce cas, c'est tout le système de formation et d'éducation qui doit subir une purge réformatrice.