C'est du côté de la mort, et non de la vie, qu'il faudrait chercher le sens profond de l'art. Toute l'histoire humaine de l'art devient inintelligible une fois l'on écarte le paradigme de la mort. Une relation, à la fois ambiguë et mystérieuse, tourmentée et mouvementée, semble se tisser entre l'art et la mort et fait confronter en conséquence l'artiste à son Destin. Mortel, l'artiste, par un acte héroïque et glorieux, inscrit une fois pour toutes son nom dans un espace transtemporel, échappant ainsi aux méandres de l'éphémère. N'est pas éternel qui veut, puissent dire certains. Certes, ce n'est pas pour être immortel que le peintre peint, le sculpteur sculpte et l'écrivain écrit. Loin de ça. Cette conception en quelque sorte utopique de l'art, idéaliste ne fait que le frapper du sceau de la banalité, du kitch, de la légèreté, de la bêtise, de l'insignifiance...L'acte créateur se veut, avant toute chose, une longue lutte acharnée contre l'Irrémédiable, la Solitude, la Transcendance, le Mystère, le Caché. Ce sont ces choses-là qui constituent, en profondeur, l'essence de la mort. C'est pour affronter courageusement sa condition humaine si fragile et si précaire, pour la comprendre au double sens du mot, que l'artiste ne cesse de créer. Ce dernier, tout le temps habité par l'idée de mort, pense à l'énigme de son silence éternel, au vertige de son néant, à la béance qui fulmine ex abrupto sa vie. Il s'efforce subséquemment de parapher à sa façon son passage inéluctable, s'entête tout au plus à en laisser les traces indélébiles. «Le poète, écrit A. Khatibi à propos de Genet, chante sa propre oraison funèbre et son souffle ne sera réellement coupé qu'à la limite de son inspiration.» (« Figure de l'étranger », Denoël, p134). Il s'agit bel et bien de la révolte continue et recommencée contre cet Au-delà. Un Au-delà contre lequel on butera à hue et à dia, sur lequel on ne sait rien, ou on sait quelque chose par éléments interposés (les livres sacrés, les religions, le discours des autres, les mythes, les récits...). Lutte, affrontement, confrontation, révolte, tels sont les grands titres d'une forte volonté poussant l'artiste à produire jusqu'à l'épuisement, jusqu'au dernier souffle, à signer sa présence absente, à dire les temps qui se promettent aux limbes. En ce sens, qu'on le veuille ou non, l'acte créateur devient tragique. La mort qui transforme notre vie en destin comme dit Malraux, par un effet paradoxal, scelle toute œuvre d'art du poinçon indélébile de l'immortalité. L'artiste disparaît, rejoint cet Au-delà inconnu, se tait définitivement, mais son œuvre, de quelque qualité qu'elle soit, voyage, traverse continûment les arcades de l'espace et les arcanes du temps, échappe à la précarité de la vie, va loin des incidents passagers. L'artiste, par l'ensemble des moyens dont il dispose, s'évertue, de part et d'autre, à «se dresser en face du destin et à garder de la grâce dans les tourments» (Thomas Mann). Au lieu de subir ce destin, se soumettre à son pouvoir, l'artiste invente, imagine, crée, produit. Bref, agit. «Mais qu'est-ce qu'agir, alors ?», se pose la question Gilbert Cesbron dans son ouvrage «La regarder en face». Il y répond aussitôt : «Achever de marquer sa ‘‘personnalité'', comme tant y songent jusqu'au dernier moment», jusqu'au dernier souffle. Le vrai art se situe aux antipodes de la dimension distractive, du divertissement (au sens pascalien) et reste en porte-à-faux avec toute idéologie de mimésis. Ainsi, l'artiste refuse-t-il de s'assujettir littéralement à tout ce qui le prive de son élan créateur, le sèvre de sa liberté, l'aliène et limite son horizon. L'acte créateur, métamorphosant par excellence, démiurgique sans doute, permet à l'artiste de se défaire de son emprisonnement ontologique, de déjouer le piège existentiel, d'aller en-deçà du mur sépulcral qui arrête brusquement la marche humaine. L'art, confrontant sans répit la mort, délivre enfin l'Homme de sa faiblesse, de sa fragilité, de son impuissance, de ses douleurs. Une idole africaine, un dieu aztèque, une vénus précolombienne, des dessins rupestres etc., parcourent donc l'Histoire millénaire de l'Homme dans l'anonymat et disent merveilleusement le geste immortel des artistes démiurges.