L'Algérie, habituée à contrôler avec une main de fer la narration de son histoire, fait à nouveau preuve de sa politique de censure répressive, cette fois-ci à travers une attaque directe contre Kamel Daoud, écrivain et intellectuel de renommée internationale. A travers la « décennie noire », Alger tente un révisionnisme afin de dérouler sa propre narration d'une histoire qui aura révélé la face hideuse d'un régime « sanguinaire ». Lauréat du Prix Goncourt 2024 pour son roman Houris, Daoud se retrouve au cœur d'une controverse orchestrée par le régime algérien, farouchement opposé à toute remise en question de son rôle durant la « décennie noire », une période de guerre civile (1992-2002) marquée par des violences extrêmes ayant fait entre 60 000 et 150 000 morts. Dans Houris, Daoud explore les cicatrices laissées par cette période sombre de l'histoire algérienne. Cependant, cette œuvre littéraire, largement saluée à l'international, a déclenché une véritable tempête en Algérie. Une femme, Saâda Arbane, a accusé l'écrivain d'avoir utilisé son histoire personnelle sans son consentement, une accusation qui s'étend également à l'épouse de Daoud, Aicha Dehdouh, psychiatre de profession, pour violation du secret médical. Deux plaintes ont été déposées en Algérie, comme l'a confirmé l'avocate Fatima Benbraham. Dans un communiqué publié le 18 novembre, les éditions Gallimard, qui ont publié le roman, ont condamné des « campagnes diffamatoires » visant leur auteur. Antoine Gallimard, PDG de la maison, a tenu à rappeler que Houris repose sur « des faits tragiques survenus en Algérie durant les années 1990 », tout en insistant sur le caractère fictionnel des personnages et de l'intrigue. Pourtant, ce type de débat, mêlant liberté artistique et droit à la vie privée, n'est pas nouveau, comme l'ont illustré d'autres affaires littéraires, notamment celle concernant Yoga d'Emmanuel Carrère, rappelle le site Actualitte. Lire aussi : Trafic aérien : L'Algérie en perte de vitesse sur le marché africain Houris ne se limite pas à une simple fiction ; il constitue une œuvre subversive qui s'attaque à un sujet que le régime algérien préfère reléguer au silence : les exactions et les complicités des années 1990. Cette période, connue sous le nom de « décennie noire », reste taboue en Algérie, où les autorités interdisent tout débat public ou universitaire sur cette tragédie nationale. Le régime des généraux, qui s'efforce de maintenir une amnésie collective, voit dans ce livre une menace directe à sa politique d'occultation. La censure : un instrument de contrôle en Algérie Les propos de Tahar Ben Jelloun, juré du Goncourt et fervent défenseur de Houris, n'ont fait qu'amplifier les tensions. Lors d'une interview sur France Inter, il a déclaré : « Tout ce que l'Algérie, enfin les généraux, voulaient cacher de la guerre civile [...] va être connu du monde entier et par les traductions dans le monde entier. » Ces paroles ont été perçues comme une provocation par Alger, qui n'a pas tardé à intensifier sa campagne de diffamation contre l'écrivain. Depuis l'indépendance, le régime algérien a fait de la censure un pilier de sa gouvernance. Qu'il s'agisse de réprimer des journalistes, de museler des artistes ou de limiter les libertés académiques, le pouvoir en place veille à préserver un récit historique qui lui est favorable. La « décennie noire » demeure un point de crispation majeur, car reconnaître les erreurs ou les complicités de l'Etat durant cette période reviendrait à fragiliser la légitimité du régime militaire. Le cas de Kamel Daoud illustre une fois de plus l'incapacité du régime à tolérer la critique ou la remise en question. Cette attitude s'inscrit dans une série de mesures répressives visant à étouffer les voix dissidentes. Le contrôle de l'expression culturelle s'étend désormais au-delà des frontières algériennes, comme en témoigne l'acharnement contre un écrivain reconnu à l'échelle internationale. Une crise dans un contexte diplomatique tendu Cette affaire intervient dans un climat déjà marqué par une détérioration des relations entre la France et l'Algérie, soutient le site Actualitte. Le soutien affiché par Emmanuel Macron à l'intégration du Sahara au Maroc a irrité Alger, qui continue de soutenir le Polisario dans ce conflit. L'attribution du Prix Goncourt à Houris est ainsi perçue comme une double humiliation : une reconnaissance internationale de l'existence de vérités enfouies sur la guerre civile et un rappel implicite des divisions internes algériennes. Au-delà de l'aspect diplomatique, la polémique autour de Daoud révèle une stratégie de diversion politique. En focalisant l'attention sur cette affaire, le régime algérien tente de détourner l'opinion publique des crises économiques et sociales qui secouent le pays. La chute des revenus pétroliers, l'inflation galopante et le mécontentement croissant de la population fragilisent un pouvoir de plus en plus isolé sur la scène internationale. La campagne menée contre Kamel Daoud constitue une attaque frontale contre la liberté d'expression et de création. Elle s'inscrit dans un contexte où les artistes algériens, écrivains, cinéastes ou musiciens, subissent une pression constante pour éviter tout sujet jugé « sensible » par le pouvoir. Les œuvres abordant la « décennie noire » ou les droits humains sont systématiquement censurées, et leurs auteurs risquent des représailles.