«L'homme est adossé à la mort comme le causeur à la cheminée». Guetteuse imperceptible, selon cette fulgurante maxime de Paul Valéry, la mort est toujours interrogeante. La disparition de cette figure singulière du champ politique, dont nom et prénom se conjuguent pour dire avec éloquence ses qualités, donne à questionner le sens de son action publique dans la Cité. on engagement d'ingénieur et de décideur quatre décennies durant ne saurait se saisir à travers le prisme bien prégnant de la technocratie. C'est par le biais de l'analyse en termes de vertu développée par Machiavel dans Discours sur la première décade de Tite-Live qu'il parait approprié de comprendre l'itinéraire de cet homme qui mettait son intelligence et son excellence civique au service du bien commun. Telle qu'elle est définie par le penseur de Florence, la vertu est associée à de multiples sens : courage, vaillance, talent, force, savoir. Par delà sa dimension plurielle, elle se résume à la capacité de mener des entreprises politiques sur la base de choix de procédures et de solutions ajustées à l'objectif de l'intérêt public. A ce titre, elle est le partenaire nécessaire du bien commun comme résultante d'institutions qui conjuguent liberté et sécurité au dessus des intérêts privés. Une telle conception de la vertu se situe hors du champ de la morale tant elle relève du gouvernement de la sphère publique en tant qu'art de l'Etat. Les qualités reconnues à l'action publique du défunt appartiennent assurément à ce registre de la vertu. Sagacité, compétence, dévouement au service public, pondération, discernement sont autant de ressorts qui guidaient son engagement. L'image incarnée par cet engagement fait qu'on lui attribuait plus de pouvoir qu'il n'en disposait. Voilà qui fait songer immanquablement à l'analyse que fait Machiavel du prestige comme source de surcroît de pouvoir : la réputation du décideur vertueux conduit à surestimer l'étendue de son autorité. Pour autant, Il serait impropre de saisir la conduite publique de cet homme d'exception selon la grille de la décision technocratique. Celle-ci implique que le technocrate est chargé de domaines à matière technique qu'il gère selon les impératifs de l'administration des choses sans considération des attentes de la société. «Il n'y a pas de vents favorables pour un navire qui ne sait où aller». Cet artisan politique aimait à citer ce propos de Sénèque, passé en proverbe, pour marquer la nécessité impérieuse d'inscrire l'action publique dans l'horizon d'un dessein collectif. Il était fort attaché à l'idéal de l'égalité citoyenne qu'il pointait comme le droit de chacun à la reconnaissance de sa dignité. Son œuvre a consisté à déployer, malgré les chapes de plomb, les virtualités des valeurs démocratiques en respectant rigoureusement le principe de séparation entre les fonctions publiques et la vie privée. Son comportement est aux antipodes des pratiques d'utilisation du pouvoir à des fins particulières. Ces pratiques, contraires à la vertu, sont décrites par Machiavel à l'aide du concept de corruption qu'il définit comme piétinement du bien commun par des intérêts privés au mépris de la loi. Que leur pouvoir soit issu de la représentation électorale ou de la délégation, des décideurs se comportent en prédateurs qui s'approprient l'autorité publique pour la plier à leur envie ou à leurs intérêts catégoriels au détriment des codes et du droit. Ils exploitent les dispositifs formels qui encadrent les décisions publiques selon leurs ambitions personnelles en détournant la loi publique de sa finalité d'intérêt collectif. Cette imbrication entre le légal et l'illégal, qui imprègne l'exercice du pouvoir, renforce les inégalités, met à mal l'effectivité de la règle de droit et malmène les droits attachés à la citoyenneté. La prédation participe d'un système de captation et de redistribution de rentes au profit des bénéficiaires de la corruption. L'affectation des ressources publiques selon des agendas personnels ou pour la promotion des intérêts de faction obère l'égalité des droits et entrave l'exercice des libertés réelles. Ce primat de la corruption sur la vertu est le révélateur d'un dilemme profond : comment la société pourrait-elle construire des institutions démocratiques alors qu'il existe en son sein un consensus muet autour de la tolérance des pratiques de la corruption ? L'illustre magicien du verbe, Ibrahim Al Kaoni, assure « l'amoureux du désert est le captif de la liberté », on peut parodier cet aphorisme en soulignant que le regretté des frêles amandiers de l'oriental était un captif de la vertu. Quiconque a côtoyé la personne du bien nommé reste frappé par sa complicité fraternelle avec les gens de peuple autant que par sa haute modestie. Ceux qui sont dévorés par l'appétit incessant d'acquérir en sont d'autant plus surpris qu'ils estiment que posséder aujourd'hui des qualités est un défaut. En élisant son ultime demeure dans sa terre natale, le défunt salue ce Maroc où les coquelicots s'abritent encore à l'ombre des épis mûrs, et nous convie vivement à aimer ce pays même lorsque son soleil est éclaboussé.