Prenez une pomme de terre, mettez-la dans un verre d'eau, placez ce verre dans un rayon de votre bibliothèque, il y pousse des roses naines : ce sont les nouvelles d'une fluidité et d'une luminosité remarquables. C'est prouvé littérairement par I.-E. Tbeur dans son premier recueil de nouvelles Rires et insignifiance à Casablanca paru aux éditions La Virgule. Dans sa «nouvelle» liminaire, le narrateur, qui s'assimile à une pomme de terre, mêle l'exercice d'admiration littéraire à la réflexion sur la création et tout ce qui peut l'empêcher, l'angoisse du doute et l'auto-humiliation. D'emblée, une fine complicité et une souriante sympathie sont nées entre l'auteur en herbe − la pomme de terre − et tous les aspirants écrivains qui sont les lecteurs. Prenez encore une image du réel, découpez-la en morceaux, recollez les morceaux en les faisant empiéter les uns sur les autres, vous aurez l'image même concrète de l'insignifiance du réel, succédané de l'irréel, ou ce que nous admettons comme tel dans notre commerce mental avec le monde. Tel est le produit de l'alchimie du monde et de soi. D'autres diraient qu'il faut déconstruire et reconstruire ce réel pour en saisir le sens. Non ! le procédé n'est pas prouvé, littérairement s'entend. Les personnages de ce recueil en font les frais. Tous des désorientés, des damnés de la misère, bref des délicats, ils sont portés vers un idéal moral qui leur assurerait une complétude, une sorte de triomphe sur l'insignifiance. Ce qu'ils ne peuvent faire sans le rire, là c'est prouvé littérairement, mais ils ne savent pas. Notre rire à nous lecteurs est taillé dans leur angoisse incommensurable. Les hommes croisent leurs destins, mais ne les rencontrent pas. Tous les personnages dans ces nouvelles semblent avoir loupé un rendez-vous avec l'histoire ou avec les hommes sous la forme d'un destin, d'un train, d'un bateau, d'une campagne, d'une compagne, d'un auteur... mais jamais avec le destin, le hasard ou la providence que le narrateur s'efforce à ignorer superbement. Il suffisait d'un pas pour que s'estompe la tension ; il peut venir d'un cheval dans ‘Ain Ayiss, une nouvelle tendre et malicieuse de ce recueil, jamais des hommes. Se profile alors un non-choix, un anti-destin fait d'alcool, de la crasse surannée du makhzen et des nantis, du marasme de la raison, du miasme du civisme prébendier de l'humain trop humain. Une image en miniature de l'enfer urbain de cette ville généreuse et de ses espaces de fêlure et de jointure, les espaces de ces récits, la foire du livre, le port, l'aéroport, les bars mythiques, la place aux pigeons, le commissariat de police, les jardins publics, les souks, la zebbala et autres lieux de la vie quand celle-ci vous projette irréversiblement dans la compromission. Destins et lieux peuvent se télescoper, comme dans la vie, pour marquer l'insignifiance, la fêlure de la raison peu raisonnante et de la logique étriquée. Comme devant un miroir déformant, des hommes sans qualité se meuvent dans un monde de coïncidences, de digressions métaphysiques et d'invraisemblables (re)trouvailles.