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Berta Corvi, Stéphanie Michineau et les miroirs de la culture
Fragments d'un discours culturel autour de la poésie, le roman et la traduction
Publié dans Albayane le 26 - 01 - 2014

Une interview entre deux écrivaines européennes, l'une est française et l'autre est italienne. La première est Stéphanie Michineau, et l'autre est Berta Corvi ; cela ne peut être qu'une interview très intéressante pour les lecteurs. D'abord, parce que cette interview s'ouvre sur d'autres écrivains français et italiens d'une part et d'autre part, parce qu'elle traite de toute une culture classique et contemporaine en même temps, ouverte et riche de diversité universelle. Elle éclaire sur la poésie dans son vrai sens, celui de lumière. Car la poésie, la vraie poésie ne peut être qu'une fenêtre ouverte vers les horizons de l'amour, de l'amitié et de l'aimance. Elle aborde aussi le roman, au sens vrai du roman, celui qui fascine et qui fait penser les lecteurs. Elle parle en plus de la traduction qui opère telle un pont, un vrai pont qui relie l'occident à l'orient et l'orient à l'occident. C'est pour ces raisons culturelles que j'ai le plaisir de laisser ces deux écrivaines nous parler de la culture, et j'ai bien sûr le plaisir de vous inviter à lire leur interview.
Stéphanie Michineau : Les accointances entre Colette et Jean Giono sont nombreuses : l'enfance, la nature et la nourriture en sont (entre autres...) des clés. Qu'en pensez-vous ?
Berta Corvi : Chez les deux auteurs, l'action romanesque se fonde sur des personnages fortement typés. Ils s'appuient volontiers sur des êtres qui les ont imprégnés. Le personnage de la mère a souvent été mis à l'honneur en littérature. À titre d'exemple, Colette peint une mère dans Sido tandis que Jean Giono, dans Un Roi sans divertissement, invente le personnage de Madame Tim, une grand-mère qui, à tous points de vue, fait fonction de figure maternelle. Il reporte sa débordante bonté sur ses petits-enfants. La mère et la grand-mère, personnages centraux, font partie de cet univers suivant ce que les deux romanciers ont pu vivre dans leur proche voisinage. Il faut donc mettre en évidence le caractère protecteur de ces deux femmes avant de chercher à comprendre comment chaque romancier donne à son personnage une importance extraordinaire. Dans Sido, Colette rend manifeste son admiration pour sa mère Sidonie tandis que le romancier provençal, lui, a réussi à glisser quelques personnages attachants. Ce qui saisit immédiatement est l'affectueux ravissement pour ces créations maternelles. Madame Tim est définie dès le début comme « abondamment grand-mère.» L'adverbe souligne la surabondance, la générosité de la châtelaine. Le texte recèle de nombreuses expressions exagérées. On peut remarquer l'amas des jeux, des nourritures. Madame Tim est une déesse nourricière. Non seulement elle gâte ses petits-enfants, mais elle est elle-même symbole de nourriture et de fécondité. Sido, elle aussi, est avant tout l'âme de sa petite famille. Elle a un cœur sensible et est attentive aux plus faibles. Ses gâteries, sa bonne humeur lui assurent tous les attachements. Cette femme, âgée et au tempérament bouillant, a gardé toute le mordant de sa jeunesse, devenant l'adorée de ses petits-enfants tandis que la jeune et exubérante Sido devient pour sa fille une dame envoûtante. Certains extraits présentent donc une image heureuse de la maternité. L'affection d'enfants dorlotés transforme les femmes en anges gardiens, approvisionneuses des dons de la terre avec qui elles vivent en symbiose. Cette figure féminine attrayante est indissociable des petits-enfants qui l'entourent. Cette jeune grand-mère aime planifier de délicieuses fêtes incessantes et de joyeuses réunions familiales. Elle reste ainsi une femme affriolante. Elle est, malgré son âge, une vraie beauté maternelle. Elle nous est présentée comme une dame élégante en milieu campagnard. Elle capte l'attention par sa démarche et sa mine jeune. Par la suite, les enfants, à l'exception des plus jeunes qui restent étroitement liés à leurs nourrices, manifestent leur tonus dans des jeux vifs et assourdissants. La bienveillante grand-mère endigue cette agitation et cette effervescence désordonnées. La meilleure manière de réprimer l'agitation des enfants est encore de les alimenter. L'adoucissement des repas et d'un casse-croûte champêtre succède donc aux jeux bruyants et mouvementés.
Chez Giono, le narrateur admire ces scènes familiales où les enfants partagent une complicité pleine d'affection avec leur grand-mère. Il y reconnaît un vrai art de vivre très enviable. Son admiration n'a pas de limites. Peut-être s'est-il souvenu de ses grands-parents et de leurs affectueuses caresses. Néanmoins cette femme qui, à la soixantaine, conserve la physionomie d'une femme mature devient une organisatrice ferme et résolue, gardienne du foyer. Peu à peu l'image de Madame Tim se métamorphose en celle d'une divinité bienveillante. Les enfants l'aiment et les adultes rêvent à l'éden des amours enfantines. Giono nous y dévoile son regret et sa mélancolie de l'enfance. Mais alors que la sienne fut pauvre, il l'idéalise en un âge d'abondance. Pour mettre la dernière main à son récit, il remonte à la source de son enfance, période comblée de joie et d'innocence, en quelque sorte, un paradis perdu.
La mère, chez Colette, est ainsi au cœur de tous les intérêts. L'attitude des personnages peut également se révéler sécurisante comme le démontre souvent le vocabulaire qui les présente sous un aspect favorable. Mais ces romanciers attribuent aussi aux figures maternelles quelques qualités exceptionnelles. Elles surclassent donc les autres personnages. Giono évoque le « corps de statue » du personnage de Madame Tim. Par son attitude et son énergie, cette dernière se hisse elle aussi au-dessus des autres personnages. La mère présentée dans Sido semble avoir quelques facultés étranges. L'envoûtement s'accompagne d'une forme de stupéfaction. Elle est assurément renforcée par le choix d'un narrateur interne. Mais elles sont également, à des degrés divers, optimistes et surprenantes.
Les saisons, en donnant lieu aux éléments descriptifs, couleur, nature et nourriture, représentent un trait spécifique des personnages dans les récits romanesques de Colette. Nous pouvons suggérer la relation entre le lieu et l'intrigue, et celle entre le lieu et la condition du personnage qui sont fixées dans le cycle des saisons. Les études de l'œuvre de Colette mettent souvent en relief les personnages, le temps et l'espace. L'espace joue un rôle constant, il produit le temps et les personnages. L'importance, ou même la domination, de l'espace dans ses récits romanesques se manifeste immédiatement par les indications précises de lieu dans tous les premiers mots des ouvrages alors qu'en général les indications de date sont indirectes ou vagues. Colette commence habituellement ses romans en pleine action dans des lieux clos. Au début de Chéri, nous apercevons Léa et Chéri dans l'intimité de la chambre. La Chatte commence dans le jardin natal d'Alain où l'attend Sala. La Retraite sentimentale débute par une présentation de l'héroïne assise dans la maison de Casamène où le récit va se dérouler. Ainsi, les lieux sont presque toujours mêlés dans les incipits qui suggèrent l'intérieur, l'extérieur, et les alentours de la maison et des rues. Et ils font passer, selon le temps et l'espace, les personnages de l'état de vie à celui de mort ou les transfigurent. Il existe dans la description des lieux un lien étroit avec l'intrigue chez Colette. Suivant la voie des relations de proximité, il faut marier l'intrigue au cadre spatial pour illuminer le code énigmatique de la description des lieux. Ses romans se distinguent aussi par l'absence d'actualité. Dans la même filiation intellectuelle, le traitement de l'espace est loin d'être riche, l'organisation spatiale des histoires n'offre guère de variété. Les histoires et les récits et les problèmes qui partagent les personnages se posent dans un monde fermé, le drame ayant lieu le plus souvent à l'intérieur d'une maison. Mais cet endroit fonctionne différemment dans chaque roman, d'après l'analogie entre les situations de l'intrigue et les lieux, selon la relation entre les lieux et les saisons. La description des lieux où se passe l'action n'est pas objective, et ne sert pas simplement à planter le décor. Elle s'assortit au scénario: le tiraillement entre personnages prend aussi de l'envergure comme incompatibilité entre les lieux opposés, et l'effritement du sentiment est adapté à la décadence de la maison. Colette définit généralement deux espaces correspondant à des impressions différentes. Chacun des deux implique sa propre histoire : l'un est favorable, l'autre, hostile, de même que l'un est ouvert à l'extérieur, l'autre est coupé de l'extérieur. Les saisons s'installent donc diversement dans des espaces en contraste. L'atmosphère des espaces est créée par celle des saisons et sont chez Colette génératrices d'espaces opposés et détériorés comme le lieu est le reflet de l'intrigue, il est doté d'une valeur fonctionnelle, notamment pour mettre au grand jour l'opposition des personnages. Car la personne est déterminée par le lieu dont la description est au service de celle du personnage. Les maisons, qui forment l'espace romanesque, reçoivent leur véritable signification via les personnages qui saisissent leur vie à travers les saisons. Ce sont des parties qui connaissent des saisons réelles ou irréelles.
Chez Giono, même si la description semble s'ouvrir, à première vue, sur la réalité, il n'en est rien. Elle sert à déréaliser l'objet perçu pour le transposer dans un paysage imaginaire. Cette métamorphose du réel en merveille se réalise par le moyen d'un vocabulaire métaphorique et figuratif qui crée, de cette manière, un « effet de poésie ». Elle se soutient par toutes les vibrations et résonances émanant des correspondances sensorielles les plus variées, du bruit et de la lumière, des odeurs et des couleurs.
Giono veut «faire vrai», faire crédible, offrir quelque chose à quoi l'on puisse croire, et qui, à la limite, pourrait devenir réalité. Il ne bâtit pas d'après une histoire ou des personnages réels, il ne se documente pas. La vue d'une photo jaunie, une phrase, une sensation fugitive suffisent à donner la branle à l'imagination, au subconscient. Quant à l'expression, étant fonction de l'instant, du contexte, de l'atmosphère romanesque, elle est toujours nouvelle, elle ne cesse d'envoûter le lecteur par sa cadence paisible. Chaque livre est construit sur un temps différent mais les décors, les descriptions sont composés des mêmes éléments : un champ, une forêt, des étoiles, des arbres, un cours d'eau, quelques animaux aperçus ou entendus, le vent, le ciel ... Ce qui est à remarquer avant tout, c'est donc le monde contemplé, plus que l'état d'esprit contemplateur. Giono est un homme pour qui le monde existe et qui vaut la peine d'être regardé, qui doit être lié étroitement à nous par notre intervention propre. Nous, contemplateurs, devenons donc partie intégrante de l'ensemble des choses qui tombent sous notre regard. Il n'y a que ce qui est là, et nous, comme tout le reste. Il y a chez lui une solidarité hautement affirmée de la personne qui regarde avec le monde sur lequel son œil se pose et ce lien est si grand qu'il ne laisse aucune place à toute autre sorte d'activité ni à l'introspection. Il existe un rapport entre le descripteur, c'est-à-dire le sujet, et l'objet décrit. Au descripteur donc d'offrir à l'imagination du lecteur une expérience fondamentalement dynamique, un paysage non pas immobile mais animé.
Les personnages gioniens n'ont pas de dedans et se trouvent souvent dépourvus de passé. Devant le monde, l'homme s'y voit comme un être sans épaisseur temporelle, ils se placent sur le même pied que les objets du monde. Il garde les yeux ouverts sur le dehors et dépend de ce qui s'accomplit au-dehors devant, ainsi, témoin du drame cosmique et des aléas auxquels il participe. Mêlé à une actualité exigeante, il ne peut transporter en lui ce long cortège de souvenirs, de regrets, de sentiments rétrospectifs. Bref, il ne peut investiguer sur ce qu'il y a derrière le regard : rien pour former la texture spirituelle de ses personnages.
Giono crée rarement des paysages, il préfère cueillir des fragments de réel, des architectures d'espace : une colline, une végétation, un fleuve, parfois un orage jusqu'à construire un cadre grandiose, propice au rêve et à la méditation. Enchanteur et maître, il utilise pour le lecteur, les riches butins d'observations, d'impressions, de sensations, et d'images cueillies au cours d'agréables promenades. La qualité de ses images contribue à rendre son œuvre notoire et à la classer comme production spontanée et naturelle. Il choisit continuellement un élément, une catégorie d'êtres, un phénomène. Ces données sont des thèmes naturels dont l'imagination s'empare. Indiscutablement, la poésie est là où l'image se renforce au contact naïf des choses.
Les silences sont décrits d'une façon poétique proprement inouïe, mais le vent, la pluie, les ruisseaux, les arbres ont également une place de choix. Tout est bon à cet avide écrivain : le soleil, les plantes parfumées, le vin noir et le feu, le bruit du poème et celui du vent, le fourmillement des bêtes et celui du sang. Le thème profond est donc constitué par les événements de forces abstraites par lesquelles l'homme est soutenu et dépassé.
Giono parle de tout : de la ferme, du champ, du travail de la terre, des troupeaux, des collines, des ruisseaux, des montagnes, des arbres, des fleurs, de la joie de vivre. Vivre, c'est respirer, marcher, travailler dans l'air, manger les dons de la terre.
La jeune Colette, elle, reçoit de sa mère, Sido, le maître mot de l'enseignement dans la maison de Saint-Sauveur-en-Puisaye : « Regarde ». Ce qui signifie un intérêt au réel dans ce qu'il a de plus ordinaire avec comme spectacle privilégié celui de la nature aux alentours, des plantes et des bêtes, de tout ce qui veut vivre. Colette n'aura de cesse dans son œuvre d'appliquer cette leçon et a introduit dans l'histoire de la littérature un regard et un thème : celui des épanouissements.
La maison de Saint-Sauveur est partout présente dans l'œuvre. Elle tient un rôle particulier à travers les titres et les années, La Maison de Claudine (1922), Sido (1930), Journal à Rebours (1941), au Fanal bleu (1949). Il ne s'agit pas d'une maison natale banale qui éveille un souvenir reculé et touchant, mais celui d'un véritable élément de la création littéraire. La Maison est la base sur laquelle s'établit et se développe la mémoire. Elle est le cadre tant aimé des souvenirs d'enfance, elle est le lieu où l'auteur, enfant, découvre la réalité terrible du monde, la maison rassure, au-delà, c'est la peur, la solitude. Elle est aussi le modèle vers lequel Colette ramène ses héroïnes de fiction quand la vie les a blessées : Claudine, à la fin de La Retraite sentimentale, retourne vers sa maison d'enfance, à Montigny, maison et village dont nous savons qu'ils sont une transposition de la maison natale et de Saint-Sauveur-en-Puisaye. Julie de Carneilhan, trompée par son ex-époux, revient vers son abri, le vieux château de famille.
Ainsi, la « vieille maison », placée au centre de l'œuvre et de la vie de Colette, est-elle l'endroit qui a donné lieu à toute l'œuvre, du moins sa meilleure part. C'est à ce titre qu'elle est devenue un « personnage » littéraire.
Et puis, Colette et Giono étaient aussi deux gourmands et gourmets complets.
Colette, la grande, la voluptueuse a écrit : «Le vrai gourmet est celui qui se délecte d'une tartine de beurre comme d'un homard grillé, si le beurre est fin et le pain bien pétri.»
Et le vin chaud qui, préparé selon la tradition, n'est pas une mince affaire... Si Colette a souvent évoqué les vins qu'elle a bus et aimés, elle ne leur a jamais consacré un livre entier. Colette avait «la passion du vin». Sa mère, Sido, initia l'adolescente à de prestigieuses appellations.
Jean Giono, lui, était habitué à la cuisine familiale, toute simple, toute provençale, toute paysanne, faite par son épouse, Elise, suivant les recettes de sa belle-mère, Pauline Giono. Il encourageait la gourmandise, mais était digne d'un gourmet. Chez les Giono, la cuisine parfumait l'air, croustillait sous la dent. Et quel parfum de Provence dans les mots du conteur !
Bonheur tranquille de Giono sur de nombreuses photos où, pipe à la bouche, il est en famille, avec des amis, des voisins, chez lui ou pique-niquant après une marche dans la montagne.
Photos d'amateurs, un peu grises, souvent posées, d'un charme nostalgique et touchant. Les textes tirés des livres ont été bien choisis parce qu'ils illustrent les liens forts et subtils qui, selon l'écrivain, unissent le paysage et la cuisine, la nature et les saveurs. Gloire aux plantes des collines et du jardin! Thym, romarin, sauge, fenouil, basilic, sarriette, laurier, genièvre, sans oublier l'ail. Honneur à l'huile d'olive! Sa fille Sylvie révèle que les jours de cueillette des olives, son père se contentait de les accompagner, puis revenait s'enfermer dans son bureau, dans sa maison confortable...
Stéphanie Michineau : Vous êtes aussi une poétesse et traductrice de la poésie. Qu'est-ce qui vous attire dans la poésie ?
Berta Corvi : La poésie m'attire parce qu'elle reste le moyen le plus immédiat de transmettre une émotion comme les chansons. C'est un genre bref et rapide à lire. C'est une belle façon de jouer avec l'art et de s'amuser avec les mots. Ce genre, qui est le plus ancien et le plus illustre de l'histoire littéraire, récupère sa grande tradition et redevient un moyen universel d'expression, ce qui prouve étonnamment qu'il s'agit d'un genre actuel. Paradoxalement, et contre toute attente, le poème se révèle être une forme de communication plus proche de l'écriture de nos jours: rapide, directe et évocatrice. En bref, c'est comme s'il avait repris sa place de droit dans nos vies pour nous faire échapper à la réalité, ou pour l'enrichir avec de nouvelles significations. Comme beaucoup de poètes, je m'inspire de la réalité environnante pour exprimer mes sentiments, mes sensations, mes doutes, mes souvenirs et les histoires de ma vie. J'écris pour moi-même, pour apaiser la tristesse qui est en moi. C'est un bon début. Réfléchissons : « À quelles occasions les grands poètes ont-ils écrit leurs poèmes? » Prenez-en un, n'importe lequel (peut-être étudié à contrecœur à l'école!) et vous verrez que c'est l'expression d'une profonde tristesse, de l'anxiété ou du désir de paix, d'amour ou de solitude. J'écris aussi pour exprimer des moments de joie quand je me sens une partie du monde fascinant de la nature ou quand un sentiment d'amour a rempli mon cœur. Je l'ouvre pour m'aider à me connaître, à pénétrer dans la réalité intérieure de mon âme. Je ne redoute pas l'opinion des autres, au contraire, je veux faire connaître mes poèmes, savoir comment on les juge et acquérir une certaine réputation. Composer des poèmes ce n'est pas difficile, il suffit de commencer, d'écrire dans un journal intime son humeur, d'emblée. Moi, je me laisse transporter par la musique de mes sentiments. Sans m'en rendre compte, je compose ainsi un poème ! Dans une deuxième étape, lentement, je le relis pour y apporter quelques petits changements. Dans des moments de tristesse et d'abattement, ils sont un refuge où il m'est permis de soulager l'anxiété, la nervosité.
Qui parmi nous n'en a jamais rédigé? Nous avons fait tout cela quand nous étions à l'école et nous avons étudié les grands maîtres, ou par amour ou pour exprimer en quelques vers notre idée du monde. Mais pourquoi ne pas continuer à le faire encore maintenant? Rassembler ses pensées dans un livre est une tâche passionnante et accessible à tous. Ce qui crée du mouvement dans l'âme, sous forme de tumulte ou de joie m'engoue. Ce que je donne à la poésie, elle me le rend. Plusieurs épisodes qui ont marqué ma vie m'ont exhortée à écrire. La vie et l'écriture sont inséparables quand elles sont ponctuées de moments forts.
Stéphanie Michineau : Vous avez traduit Giovanni Andreoli pour l'Italie, Noureddine Mhakkak pour le Maroc, et moi-même pour la France. Pouvez-vous nous parler de toute cette expérience...
Berta Corvi : Mon écriture est universelle et digne d'être définie comme telle, elle donne matière à réflexion. J'aime m'abstraire provisoirement du monde pour me blottir dans le havre de la poésie, y bâtir un univers métaphorique en choisissant mots et ponctuation, en créant mélodie et harmonie. Lorsque je me promène dans les bois ou que j'observe la mer, assise sur le sable, je subodore alors un phénomène cabalistique, mes poèmes se matérialisent, les mots s'assemblent peu à peu dans ma fantaisie, toujours mentalement. Je sais comment favoriser dans mon âme l'éclosion de sentiments vigoureux, francs et absolus, toujours en mesure de déchaîner la naissance de vers ou de phrases. L'exercice physique, les promenades, le contact avec la nature concourent extraordinairement à «l'illumination». Quand je marche, je pense, je ris, je pleure, je maugrée, je prie entre le rythme des mots et les balades diurnes à travers les bois, les sentiers et la vie. L'adrénaline du mouvement est une espèce de séisme neural et elle provoque souvent une sorte d'extase spirituelle qui m'amène à créer. L'art, la poésie sont des étapes intermédiaires le long du voyage à accomplir.
Stéphanie Michineau : C'est beau. Après la forme, le fond. Quels sujets abordez-vous?
Berta Corvi : Dans mes recueils, on lit le rythme entraînant et harmonieux de mon enfance heureuse, mais aussi des délices, de la volupté, de l'amour qui ont marqué ma vie d'adolescente et de femme. Certains poèmes montrent l'empreinte de ma vie ardente, volcanique, de feu. Je libère et hypnotise le vers dans une fragmentation d'émotions réunies. Une langue personnelle et privée qui brûle «dans une ardeur qui sourit». Par l'écriture, la raison tente de dominer la passion, à la recherche d'une certitude. On sent la nostalgie du passé, de ce qui fut, hurlée et suffoquée. Je suis toujours à la recherche d'une tendresse qui m'apaise. Ma poésie regorge de solitude, de retrouvailles, de silence, de cris. Mais dans le fond, elle est aussi allègre. Je suis une femme mue éternellement par l'amour et par la douleur. Chaque relation sentimentale est à l'origine de souffrances. Pourtant il suffit d'une seule joie pour abattre les élancements. Mon œuvre est faite de pensées profondément poétiques, d'une aventure vers un terrain fertile.
Quelquefois la grâce m'appartient, quelquefois c'est plutôt la provocation, la furie, l'expression péremptoire quand je suis déçue. Mes mots sont comme un miroir, au-delà desquels il y a autre chose. Quel délice d'imprégner mes récits d'une ironie et d'un ton mordant! Voici une réplique finale d'un poème que j'ai écrit initialement en français et traduit, dans un second temps, en italien. Elle se base sur un substrat caustique: «Assez de larmoiements! Je ris du bout des dents. Enfin je marque le coup, pour recommencer tout». En conclusion, je mets succinctement en exergue une formule qui m'appartient: «Ah, que j'aime patauger dans la légèreté de la poésie ».
Stéphanie Michineau : Enfin et pour finir, un éclairage sur l'avenir s'impose. Vos lecteurs sont en haleine. Quels sont vos projets pour l'avenir?
Berta Corvi : En ce moment, je suis engagée dans l'écriture d'un roman basé sur une histoire vraie et destiné à une future adaptation cinématographique. Je préfère ne pas me faire lire dans les replis de ma conscience. La confidentialité est de règle. Dans un peu plus d'un mois, un autre recueil de poésie sera publié par l'éditeur italien « Pagine » et contiendra une vingtaine de poèmes que j'ai écrits récemment. En outre, on attend conjointement avec l'écrivain contemporain marocain que vous connaissez aussi chère Stéphanie pour l'avoir chroniqué ainsi que moi-même je l'ai fait dans le journal Libération, à savoir Noureddine Mhakkak, la parution de deux recueils de poésie que j'ai traduits du français à l'italien. L'un sera publié en Italie et l'autre au Maroc. Mes ouvrages seront prochainement présentés sur Youtube et sur des réseaux sociaux. En sus de ses travaux, j'ai répondu à l'invitation des éditeurs et d'un photographe pour des enregistrements et un service photographique.


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