L'avènement du consensus de Washington dans les années 1980 et l'adoption des réformes dans le cadre des Programmes d'ajustement structurel ont constitué une rupture majeure dans la tradition de l'économie du développement et dans les idées développées par les pionniers. En effet, si la tradition de l'économie du développement avait mis l'accent sur les transformations structurelles et le rôle de l'Etat, désormais ce sont les grands équilibres macroéconomiques et le rôle régulateur du marché qui sont à l'ordre du jour de la nouvelle tradition de développement que cherche à initier le consensus de Washington. Mais, ce changement de tradition théorique a fait l'objet d'importantes critiques. Ces critiques étaient d'abord théoriques et beaucoup d'économistes avaient remis en cause cette volonté de normaliser le champ du développement en lui imposant la démarche et les outils de l'économie standard. Cette critique a été renforcée par les résultats relativement faibles des réformes économiques appliquées par les pays en développement dans le cadre des programmes d'ajustement. Ces résultats l'étaient d'autant plus que les pays asiatiques qui se sont distingués par un rejet pragmatique du nouveau projet du développement défendu par les nouveaux prophètes et la poursuite de la tradition originale de l'économie du développement ont réalisé de meilleurs résultats et ont fourni à l'économie mondiale des générations successives de pays émergents. Or, en dépit de ces limites et des critiques, le champ de l'économie du développement est resté marqué dans les années 90 et 2000 par le consensus de Washington. Certes, il s'agit d'un consensus mou qui se distingue de la version radicale qui a prédominé les premiers programmes d'ajustement structurel des années 1980. Désormais, les nouvelles versions de ce consensus prennent en question la dimension institutionnelle du développement et mettent l'accent sur la question de la gouvernance et de la lutte contre la pauvreté. Elles cherchent aussi à initier un nouveau modèle de développement où l'aide internationale serait le cœur des programmes de lutte contre la pauvreté et d'une relance de la croissance économique. Or, si ce nouveau consensus a permis de réduire l'ampleur de la dette externe et son poids sur les finances publiques d'un grand nombre de pays pauvres, il n'a pas pour autant aidé à favoriser une nouvelle dynamique de croissance et de transformation dans la plupart des pays en développement. Au tournant du siècle, l'économie du développement se trouve dans une situation difficile. L'euphorie des pionniers avait depuis longtemps déserté le champ mais la nouvelle version corrigée par l'économie standard n'a pas aidé au renforcement de la pertinence de cette discipline. Désormais, c'est un grand malaise et un trouble fort qui règnent au sein de ce champ du savoir dans les années 2000. En effet, les questionnements et les interrogations se sont multipliés sur la pertinence de ce savoir en rupture de ban avec sa tradition historique. Les origines de ces doutes sont doubles. D'abord, ce nouvel ensemble mou de concepts et de notions n'était pas en mesure de mieux comprendre le phénomène de l'émergence dans la mesure où il a exclu de son univers théorique la question des transformations structurelles. Par ailleurs, au niveau normatif, les politiques et les choix proposés par ce nouveau consensus n'ont pas aidé les pays à sortir de la trappe de l'économie rentière et de la fragilité de la croissance au moment où les pays qui ont poursuivi le modèle des pionniers ont commencé à sortir progressivement du piège du sous-développement. Nous faisons l'hypothèse que l'économie du développement se trouvait à la fin des années 2000 dans une crise aussi importante que celle de la fin des années 1970. L'analyse théorique et les politiques connaissent les plus grandes difficultés à saisir et à influencer les transformations en cours dans le monde en développement. Face à un monde en développement en pleine effervescence avec l'avènement de générations successives de pays en développement, l'économie du développement est restée muette et se trouve dans l'incapacité à donner sens et à rendre intelligible le monde global qui est en train de clore. Pire au moment où le monde en développement est en train de s'engager sur la voie de l'innovation et du changement politique, économique et social, l'économie du développement semble restée rattaché aux vieux schémas orientalistes sur la fermeture de la marge et son incapacité à s'ouvrir sur le monde. L'économie du développement est marquée à la fin des années 2000 par le modèle de l'aide extérieure qui devient le seul vecteur de changement social dans le monde en développement. Dans ce modèle, la transformation ne peut provenir que l'extérieur et les sociétés ne peuvent pas secréter en leur sein les conditions des dynamiques historiques. Ces analyses rappellent les perceptions des orientalistes qui ont longtemps défendu l'idée de l'enfermement de la marge et son hermétisme au changement social et à la modernité1. A la fin des années 2000, l'économie du développement se trouve impuissante à comprendre et à analyser les transformations de la globalisation et l'avènement fracassant des nouvelles puissances du Sud qui mettent fin au monde hérité de la seconde guerre mondiale et dominé par les puissances économiques traditionnelles. Ces nouvelles transformations ont fait l'objet d'importantes analyses qui ont mis l'accent sur la fin de l'hégémonie américaine héritée de la chute du mur de Berlin et l'avènement d'un nouveau monde post-américain marqué par la multiplication des centres du pouvoir et l'apparition stratégique des pays émergents2. Au moment de ses craquements sans précédent de l'ordre global et du rôle de plus en plus dynamique joué par les BRICS et un nombre de plus en croissant de pays émergents, l'économie du développement s'est recroquevillée sur le modèle de l'aide et du changement en provenance de l'extérieur. Cette pauvreté et la misère de ses schémas d'analyse sont à l'origine de la nouvelle crise de l'économie du développement et sa marginalisation à la fin des années 2000. Cette impasse de l'économie du développement sera renforcée par la crise globale à partir de l'automne 2008 qui mettra définitivement en cause l'héritage du consensus de Washington. Il faut dire que la nouvelle synthèse entre les néo-keynésiens et les nouveaux classiques qui a dominé le champ de la macroéconomie à partir du milieu des années 1990 a renforcé le consensus de Washington dans le champ de l'économie du développement. Cette convergence entre les héritiers de Keynes et de Friedman a renforcé la croyance dans la rationalité des agents, l'efficience des marchés et la stabilité des systèmes économiques ouverts3. Cette synthèse a aussi repris l'hypothèse centrale des anticipations rationnelles sur l'inefficacité des politiques économiques. Cette synthèse a confronté le consensus en cours dans l'économie du développement et a permis au modèle de l'aide de se perpétuer en dépit de ses résultats relativement mitigées. La crise financière globale de l'automne 2008 a eu des effets multiformes sur les économies contemporaines. On peut souligner d'abord la fin de l'ère de la grande modération que l'économie mondiale a connu depuis les années 1990 avec une inflation maîtrisée et des déficits relativement bas. En effet, le monde global connaît une nouvelle ère marquée par l'incertitude croissante et une grande volatilité. Ces évolutions ont remis en cause les thèses de la rationalité des agents et l'efficience des marchés qui étaient au cœur de la synthèse entre la macroéconomie classique et les néo-keynésiens. La crise des subprimes a montré que l'instabilité est au centre du capitalisme financier et que les marchés ne peuvent faire face aux bulles financières. Par ailleurs, les turbulences de la crise ont remis en cause le modèle de développement basé sur l'endettement et la libéralisation financière qui était au centre des dynamiques de croissance dans les pays développés. Désormais, les grands préceptes des politiques économiques de la synthèse ne sont plus à l'ordre du jour. Les pouvoirs publics sortent de la réserve que leur a imposé l'économie standard pour recourir aux politiques de relance afin d'empêcher la transformation de cette grande récession en une déflation. Parallèlement à l'essoufflement des préceptes macroéconomiques de la synthèse, la crise a été à l'origine des politiques sectorielles et la politique industrielle n'est plus le paria des politiques publiques. Ainsi, la grande crise a remis en cause la synthèse qui a dominé la macroéconomie contemporaine et qui a constitué le fondement du consensus de Washington qui a prévalu au sein de l'économie du développement. La fin des années 2000 représente une fin d'époque pour l'économie du développement. L'euphorie des premières années n'est qu'un lointain souvenir et la normalisation de ce champ rebelle par la théorie standard est loin d'avoir produit des résultats probants dans les pays en développement. C'est une discipline essoufflée et marginalisée qui se présente à nous et dont le socle théorique inspirée par la synthèse entre les héritiers de Keynes et de Friedman a été emporté par la grande crise globale. L'essoufflement de l'économie du développement nous invite à ouvrir une nouvelle ère dans la réflexion sur le monde en développement. La crise de ce champ nous appelle à esquisser les contours d'une nouvelle discipline que nous appelons l'économie politique de l'émergence. Nous faisons l'hypothèse que le dépassement de la crise de l'économie du développement passe par l'invention d'une nouvelle discipline dont l'objectif est de mieux comprendre le phénomène de l'émergence. Il s'agit pour nous de rompre avec le modèle de l'aide qui prédominé l'économie du développement depuis le milieu des années 1990 pour mieux comprendre les voies de l'émergence. Notre objectif n'est plus de réfléchir la pauvreté mais de comprendre les routes de la richesse et d'explorer les méandres de l'émergence. 1 . Voir sur l'analyse de l'orientalisme intellectuel les travaux d'Edward Saïd et particulièrement son essai fondateur, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Editions du Seuil, Paris 1980. 2 . La question de la fin de l'hégémonie américaine et l'avènement des pays émergents a fait l'objet d'un important débat et d'analyses. On citera à ce propos l'essai de Fareed Zakaria, The post-american world, W.W. Norton & Compagny, 2008. 3 . Voir notamment pour une lecture critique de cette synthèse : Hakim Ben Hammouda, Nassim Oulmane et Mustapha Sadni Jallab, Crise et naufrage des économistes ? Enquête sur une discipline en plein questionnement, Editions De Boeck, Bruxelles, 2010.