J'aurais aimé, cher lecteur, vous brosser le portrait de cet homme au présent. Hélas, le présent nous distrait tant et si bien qu'il nous fait oublier des personnes dignes d'intérêt et de considération et nous ne pensons à elles que lorsqu'elles nous ont quittés. Alors, les temps du passé s'avèrent incontournables et inéluctables: Salm n'est plus ! Vous allez sûrement penser, cher lecteur, que ce portrait est inutile et cet hommage posthume futile et qu'ils ne sont, en fin de compte, qu'une perte de temps précieux et pour l'auteur qui a perdu son temps à faire l'éloge d'un inconnu, et pour le lecteur qui n'est pas prêt à perdre son temps à lire un hommage rendu à un homme qu'il ne connaît ni d'Adam ni d'Eve, n'ayant jamais entendu parler de lui ni dans les livres ni dans la presse. Vous croyez qu'un citoyen quelconque, un petit homme comme le commun des mortels, ne mérite pas que l'on parle de lui. Vous avez l'habitude de lire les biographies de personnages célèbres dont le nom scintille de mille feux dans les annales de l'histoire de l'humanité comme les savants illustres, les chefs d'états, les artistes, les hommes de lettres, les sportifs...Comparé à ces célébrités internationales, le petit citoyen appelé Salm ne fait pas le poids!...Je sais tout cela et vous convie quand même, cher lecteur, à lire ce portrait, vous certifiant que la vie de cet homme, même si elle n'a rien d'exceptionnel, vaut la peine d'être contée, lue, appréciée à sa juste valeur et mise en valeur. Pourquoi donc? Vous connaissez très bien cher lecteur, toutes ces personnalités mondialement connues qui ont eu la plus illustres des récompenses, la plus rutilante des auréoles; à savoir le Prix Nobel de la paix . Vous les adorez, les vénérez, les idolâtrez pour leur militantisme, leur lutte et leur engagement pacifiste et altruiste pour la paix dans le monde, contre la guerre, la haine, la discrimination et l'intolérance...J'ose prétendre que Salm, cet homme simple, méritait aussi ce prix universellement exceptionnel!... Il le méritait parce qu'il était pacifique de la tête aux pieds. Chez lui, le signifiant et le signifié ne font qu'un: Son prénom « Salm» n'est-il pas dérivé du substantif « Silm» qui signifie en arabe « Paix»? Donc, on peut traduire « Salm» par « Pacifique». Et il l'était, de la tête aux orteils; Pacifique par excellence! Être pacifique n'était pour lui ni un principe ni une valeur ni une position politique ni un concept philosophique. C'était une manière d'être, une attitude, un comportement quotidien. Il n'avait pas découvert le pacifisme ou la non-violence dans les livres et personne ne les lui avait inculqués. Il était ainsi depuis qu'il était venu en ce monde impitoyable et guerrier et il l'est resté jusqu'à ce qu'on l'ait mis six pieds sous terre... Je l'ai connu quand j'étais à peine âgé de sept ans et il n'a pas changé d'un iota! Il est resté fidèle à lui-même, menant une vie simple et paisible, tranquille et sereine, se comportant de la même manière avec ses semblables avec respect, abnégation de soi, humilité, pudeur et modestie...Je ne l'ai jamais vu en colère, se disputant avec quelqu'un dans la rue. Il n'a jamais eu, en public, à ma connaissance, des sautes d'humeur, des crises de nerfs ou des emportements. Il n'a jamais perdu son flegme ni son sang froid digne d'un gentleman anglais. Je ne l'ai jamais vu invectiver ou grogner sous prétexte que nous faisions un boucan assourdissant en jouant au ballon près de sa maison, contrairement à un autre voisin dont je ne citerai pas le nom, qui nous chassait en nous menaçant avec son bâton et qui mettait notre ballon en mille morceaux avec son couteau en ricanant méchamment!...Non, Salem n'a jamais été violent et n'a jamais fait de mal à une mouche. Il avait un cœur plus vaste que l'océan; un cœur sensible et frêle comme celui d'un koala dans un corps robuste et fort comme celui d'Hercule! Le Créateur l'avait doté d'une force physique titanesque impressionnante et d'une santé de fer qu'il n'a jamais utilisées pour faire mal. Faire du mal aux autres n'a jamais effleuré son esprit. Il était de nature non-violent. Noir comme la nuit, Robuste comme Samson, il aurait pu, avec grande facilité, faire fortune en choisissant des métiers exigeant la force physique comme compétence essentielle dans un curriculum vitae! Salm a choisi un métier exigeant la dextérité et le savoir-faire: L'électricité mécanique. Il était le premier électricien qualifié de l'atelier dirigé par un patron européen. Il connaissait le système électrique d'un véhicule comme ses poches. Il avait une excellente réputation et des clients fidèles qui ne confiaient leurs voitures qu'à lui; Aucun autre électricien n'avait le droit d'y toucher...Et même après le départ du patron étranger et la fermeture de l'atelier, Salm n'a pas chômé: Il est resté dans le coin, assis en face de l'ancien atelier, adossé à un mur, sa boîte à outils à ses côtés, attendant patiemment ses clients qui ne tardaient pas à venir quémander ses services, son expérience et son adresse légendaire. Il n'a jamais été dans le besoin. Il a travaillé de la sorte, dans la rue, qu'il pleuve ou qu'il vente, durant de longues années jusqu'à ce que sa santé qui a commencé à lui jouer des tours pendables, ne l'ait contraint à cesser ses activités professionnelles, à prendre sa retraite sans indemnité, à se réfugier chez lui écoutant ses vieux os et combattant tant bien que mal la maladie et les maux de la vieillesse...On ne voyait plus notre voisin Salm sortir de chez lui le matin allant à son travail et rentrer le soir sans déranger les êtres et les choses...De temps à autre, ses filles le faisaient sortir devant le seuil de la maison et le laissaient là, assis sur sa chaise, prendre l'air, se réchauffer au soleil, regarder les gens passer en voulant les accompagner, admirer avec envie les enfants jouer, écouter avec bonheur les oiseaux du jardin public d'en face gazouiller, regarder passer les voitures avec l'envie de les réparer,écouter la ville vivre en s'acharnant d'en faire partie, regarder passer le temps comme passe la vie! ...Chaque fois que je le voyais assis devant chez lui, j'avais un pincement au cœur. Je n'aimais pas le voir dans cet état, lui qui avait une force à déplacer les montagnes! Dans cette vie usante et corrosive, tout est périssable! Salm habitait la maison avoisinant la nôtre. Un simple mur nous séparait. Voisins à vie, nos rapports étaient toujours excellents: Respect, politesse, bon voisinage comme nous l'a fortement recommandé notre prophète que la prière et le salut soient sur lui!...De nature taciturne, nullement disert, Salm se contentait des formules de politesse habituelles et des salamalecs conventionnels et traditionnels, puis se réfugiait aussitôt dans son mutisme protecteur tel une armure: Fin de la discussion, plus un mot, tu ne peux plus rien tirer de lui! Cela me suffisait et ne lui demandais pas davantage. Son sourire, son regard serein étaient plus prolixes et plus expressifs que mille discours éloquents. Je savais qu'il avait de l'affection pour moi. Il savait que j'avais de 'estime pour lui. Cela nous suffisait!...Depuis que je l'avais connu en 1967, Salm a respecté le même mode de vie sans rien changer à ses habitudes: Vie simple, normale, naturelle et même monotone. Aussi loin qu'il m'en souvienne, je crois, si ma mémoire est encore opérationnelle (sinon, je lui demande humblement pardon), qu'il n'avait que deux hobbies dans la vie: Son premier loisir n'est autre que le football; Ce sport qui fait tourner la tête à des millions de passionnés dans le monde. Salm était un fervent supporter d'une équipe de quartier dont je ne me rappelle plus le nom avec le temps. Il ne ratait aucun match de son équipe favorite. Il était toujours présent à la même place, au stade « Abdellah Didi» , encourageant les joueurs, fidèle au poste comme devait l'être tout supporter exemplaire!...Salm était aussi amateur de chasse. Il allait chasser en compagnie de son patron européen. Et quel est le meilleur compagnon et ami fidèle d'un chasseur, me diriez-vous? Je vous répondrai sans hésitation aucune: Le chien!...Salm avait donc des chiens, de beaux chiens de chasse...Moi, j'adorais les chiens, je les aimais à la folie. Dès que j'en voyais un, je me précipitais à sa rencontre pour le caresser et le cajoler sans même songer aux conséquences. Donc, jouer avec les chiens de notre voisin était un pur moment d'euphorie extrême chaque fois que l'occasion se présentait...Un chien en particulier m'est gravé dans la mémoire, indélébile à jamais. Permettez-moi, cher lecteur, de vous conter cette anecdote. Je vous certifie sa véracité comme celle de tout ce que je viens de vous raconter jusqu'à présent: Ce chien était mon copain. Je l'aimais et il m'aimait bien. J'ai oublié son nom( on oublie beaucoup de choses avec le temps) mais je n'oublierai jamais sa forme, sa stature, sa corpulence, sa couleur, sa tête, sa gueule, ses yeux, jamais! Il était noir de la tête aux pattes, noir d'ébène, un noir brillant. Il n'avait pas de poils. Sa peau était lisse et luisante. Et il était robuste, puissant, débordant d'entrain et de vivacité. Ses muscles étaient souples, durs, élastiques. Il me mettait ses grosses pattes sur les épaules au risque de me faire perdre l'équilibre et me faire tomber à la renverse, tellement il était fort et lourd! Je prenais sa tête volumineuse entre les mains et l'embrassais. Il me léchait la main en haletant et en jappant. Quand je jouais avec lui, rien n'existait plus, j'oubliais tout. Quel merveilleux chien il était!... Une nuit estivale ( je m'en souviens très bien comme si cela datait d'hier; la mémoire affective est indélébile), il faisait très chaud. La porte des voisins et la nôtre étaient ouvertes. Salm et mon père, adossés au grillage du jardin public, devisaient entre hommes. Nous étions assis à même le sol, au patio, regardant la télé dans la pénombre. Brusquement, le chien des voisins a fait irruption chez nous apportant la joie et les rires, les appels et les cris. Il courait, sautait, aboyait, allant de l'un à l'autre, se laissant caresser par l'un et l'autre, reniflant, flairant, fourrant son museau partout où sa curiosité canine le guidait, se croyant sûrement en pleine partie de chasse! Il paraissait heureux et ravi par notre accueil chaleureux. Chacun l'appelait de son côté et il ne savait plus où donnait de la tête. Je ne comprendrai jamais les raisons linguistiques et civilisationnelles qui poussent les Marocains à parler en Français avec les chiens!...Nous avons passé un moment fort agréable en sa compagnie, puis il est sorti comme il était entré. Je l'ai suivi dans la rue. Il a voulu traverser la route pour rejoindre son maître à l'autre côté. Une voiture roulant à une vitesse folle l'a écrasé. La collision était terrible! Le chauffard ne s'est même pas arrêté préférant prendre lâchement la fuite, se disant sûrement que ce n'était pas si grave: Ce n'était qu'un animal! Il a laissé la pauvre bête baignant dans son sang, battant des pattes comme un mouton qu'on venait d'égorger...Puis ce magnifique animal débordant de force et de vie, il y avait une minute à peine, s'est éteint, là devant nos yeux exorbités d'horreur! Je n'oublierai jamais cette scène déchirante! Salm regardait son chien mourir sous ses yeux sans bouger, sans parler, pétrifié, figé, hypnotisé. Il est resté là à le regarder inerte, raide mort, au beau milieu de la route, puis il a sauté le grillage du jardin public et a disparu dans l'obscurité de la nuit. On l'a cherché partout, on ne l'a trouvé nulle part. Il a disparu durant trois jours. Le quatrième jour, il est revenu chez lui. Il a repris sa vie comme avant sans plus jamais parler de son chien. Personne n'a su où il était parti ces trois jours ni ce qu'il avait fait. A mon avis, il avait fait son deuil; Il avait pleuré son chien en cachette, par pudeur, fierté et dignité. Chez nous, un homme ne pleure pas en public; il se cache pour pleurer!...Vous comprenez à présent, cher lecteur, à quel point Salm était bon, sensible, frêle et émotif... Et l'eau a coulé sous les ponts et se sont suivies sans se lasser les saisons et le temps a galopé tel un étalon et les années ont passé comme l'éclair laissant des sillons sur le front et avec l'âge on devient vulnérable, faible, lent et nonchalant et le temps est omnipotent...Un soir, je reçois un appel téléphonique de la part de mon frère : «Notre voisin Salm n'est plus!»...Dans ce monde, tout est périssable! Repose en paix cher voisin, que le Tout Puissant ait ton âme en sa sainte miséricorde!...Tu étais l'Archétype de l'homme pacifique et anodin qui n'a fait que passer dans cette vie cruelle sans perturber l'ordre des choses. A mon humble avis, tu méritais le prix Nobel de la paix car si tous les êtres humains étaient comme toi, ce monde serait un havre de paix. Repose en paix, Salm le citoyen pacifique!