Marocains d'Espagne Dans la foulée de changement de profil de l'immigré en Espagne, les marocains se sont érigés comme les seigneurs des fruits et légumes. Ils sont propriétaires, gérants ou sous-traitants dans une activité majoritairement destinée à la population aux moindres ressources et à la classe moyenne basse. A cause de la persistance de la crise, le fossé imaginaire séparant les différentes x catégories sociales s'est tassé. Les étrangers se sont ainsi substitués aux autochtones pour faire marcher l'économie de proximité. Désormais, ceux-ci prennent progressivement la relève dans le petit commerce et certaines activités traditionnelles telles la coiffure, la mercerie ou la fabrication du pain. Dans ce contexte, les marocains ont acquis, en pleine crise que traverse l'économie espagnole, une notoriété en s'assurant des pans du commerce de détail comme entrepreneurs et se spécialisant dans la vente des fruits et légumes. Ils ont réussi à rompre les faux préjugés qui leur sont collés durant des décennies les qualifiant de nigauds, d'inopérants et de main d'œuvre sans qualification. "J'ai pris le risque de monter mon négoce comme un défi personnel en invertissant mes économies dans le commerce de détail alors que les autochtones commencent à se retirer de cette activité", a confié à Albayane Ahmed Dib, qui gère en collaboration avec un partenaire marocain une boucherie Halal au cœur d'Alcobendas, une cité de 109.705 habitants dans la banlieue nord de Madrid. Ce commerçant quadragénaire, qui avait roulé sa bosse dans une infinité d'activités depuis son débarquement en Espagne en 2001, est le prototype de la nouvelle génération d'immigrés marocains qui ont bousculé les stéréotypes et clichés qui leur sont abusivement collés. Ils se sont fait une place dans une économie qui peine à décoller au milieu du monde des fouineurs. Sur la base d'une analyse comparative des localités de la banlieue de Madrid à fort potentiel économique, Ahmed D. a décidé de "monter son affaire" à Alcobendas, une localité qui avait battu des records en termes de croissance économique dans les années 80 et 90. En tant que polygone industriel avec une forte concentration d'entreprises espagnoles et internationales, cette localité a un bas taux de chômage de 13,95% (contre 20,35% dans la Communauté Autonome de Madrid et 27,16% au niveau national). Elle se distingue aussi par le haut taux d'occupation avec une croissance de 2% d'affiliés à la Sécurité Sociale (contre -11,1% et -17% respectivement aux niveaux régional et national). C'est dans ce contexte, que cet immigré qui se déclare pleinement intégré au marché professionnel, gère un des établissements commerciaux les plus dynamiques de la localité. "La boucherie Halal est la principale activité de mon entreprise", dit-il. Son credo est d'atteindre une population diversifiée et un taux de fidélité appréciable. En dépit de la forte compétition, "nous veillons à la perfection des modes de communication avec les clients, nonobstant leur nationalité, confession ou ethnie", a-t-il confié précisant que seulement près de 40% de la clientèle sont d'origine marocaine. Cette boucherie Halal est aménagée au nouveau style de l'entreprise marocaine en Espagne qui est organisée en tant que mini super- marché. Elle est à cheval entre le supermarché moderne et le "hanout" marocain (épicerie). C'est un établissement multi-produits destinés aussi bien à la gastronomie marocaine qu'à la cuisine occidentale et latino-américaine. Ce type de commerce supplante les traditionnelles épiceries espagnoles dont nombreux de leurs propriétaires ont dû se retirer de l'activité pour la mise à la retraite, à cause de la hausse des charges de gestion, la baisse de facturation ou faute de relève générationnelle. Elles sont passées aux marins des immigrées qui se sont partagé le marché en contribuant à la requalification de ce type de commerce. Deux collectifs, chinois et marocains, s'y distinguent. Les chinois dominent les boutiques multi-prix dites « Tout à 1 euro" avec une suprématie totale sur le commerce des accessoires et ustensiles de cuisine, produits d'hygiène, articles vestimentaires légers et de maquillage, chaussures, produits alimentaires, vente de pain décongelé, etc. Leurs établissements sont un fourre-tout offrant un grand bazar de produits de fabrication locale et Made in China allant des insecticides aux barres de chocolat en passant par la porcelaine et la bière. Ils ont pinion sur rue dans toutes les grandes allées des localités et villes après avoir acquis d'anciens locaux qui abritaient des succursales bancaires, des supermarchés, des drogueries, pizzeries ou librairies. "Impossible de faire concurrence aux chinois. Ils sont organisés en holdings qui, à leur tour, sont dirigés par de puissants hommes d'affaires qui commercialisent au niveau international les produits qui proviennent de leurs propres usines ou importés directement de la Chine. Ils ont aussi le monopole de plusieurs milliers d'articles se vendant en grandes surfaces et aux marchés forains", commente Alfredo D., un économiste espagnol de l'université Complutense. Viennent ensuite les marocains qui se sont spécialisés dans l'alimentation, particulièrement la viande Halal, les fruits et légumes. Une tournée dans la ceinture des cités dortoirs de la Communauté Autonome de Madrid suffit pour s'en rendre compte. Uniquement à Alcobendas (Nord : 109.705 habitants) et San Sébastian de Los Reyes (N: 81.446 Habitants), sont recensés 70 stands marocains de fruits et légumes. Il y a environ 80 autres à Parla (Sud: 124.208), 60 à Fuenlabrada et 50 au quartier Puente de Vallecas (S: 245.180 habitants). Ce sont des données indicatives recueillies sur le terrain auprès d'entrepreneurs marocains. Ces établissements commerciaux sont dans leur majorité reparties entre des groupes aux mains d'hommes d'affaires marocains tels Frutilandia, Nora, El Paraido de las Frutas, Almeria, El Capricho, etc... des logos à connotation exotique qui incitent souvent à la curiosité sur leur étymologie. Contrairement aux chinois, il n'existe aucun organisme corporatif qui les représente. Pourtant, ils sont désignés « les seigneurs des Fruits et Légumes", un titre qui cache en outre énormément de difficultés, de risques et de souffrances. "Nous nous pointons à 04:00 du matin au marché à la criée de Mercamadrid pour être les premiers à négocier avec les grossistes, dénicher les grandes opportunités à bas prix et livrer la marchandise avant l'ouverture des grandes surfaces", révèle Karim (35 ans), qui gère une épicerie "fruits et légumes" à Parla. L'essentiel est de servir "une clientèle fidèle, se contenter d'une petite marge de bénéfice et réduire au maximum le gâchis et les pertes", explique-t-il. Ce sont les pakistanais, venus de l'Angleterre, qui avaient les premiers introduit en Espagne les stands de fruits et légumes dans les années 90. La main d'œuvre marocaine était alors fortement sollicitée dans le bâtiment, l'agriculture et la restauration. La viande Halal, récemment introduite à grande échelle par les marocains d'Espagne, est également appréciée par les autres collectifs d'immigrés mais aussi par les autochtones au même titre que « khobz addar » (le pain traditionnel maison) ou les gâteaux au miel. « Les clients espagnols ont acquis la tradition de varier la composition de leur panier en se procurant du thé vert made in Morocco, du «baghrrer » (crêpes), du poulet fermier Halal, de la menthe fraîche, du «persil arabe» (coriandre) ou des olives hachées d'Ouazzane. « Les boucheries Halal qui commercialisent en même temps des produits lactés, du lait fermenté leben, des fruits secs et huiles d'olive (de différentes origines y comprise la marocaine) sont soumises à de stricts contrôles de la part des services municipaux, de santé, de l'agence des impôts, de l'institut de l'emploi et des clients aussi. Aucun produit non Halal n'est autorisé à exposer dans ce type d'établissement», observe Abdelhamid A. (20 ans de résidence), commerçant à Villaverde (Sud : 126.802 habitants). A l'instar de tout autre négoce, la boucherie Halal et le stand des fruits et légumes passent par de mauvais moments. «La facturation a chuté cet été de près de 50%», a révélé Ahmed D. de la Boucherie Assafa d'Alcobendas. Plusieurs facteurs interviennent pour expliquer cette hécatombe en termes de recettes : les vacances, l'absence de perspectives de récupération économique à court terme, le chômage et le dépeuplement de certaines localités suite au départ volontaires d'immigrés surtout latino-américains. Pourtant, les portes de la boucherie Halal du quartier sont ouvertes toute l'année. Elle s'est ainsi attribué le titre de service public au profit de tous les résidents. Les marocains se sont aussi taillé une réputation de «bons coiffeurs». Ils se sont généralement installés dans les locaux gérés auparavant par des autochtones ou latino-américains, qui ont abandonné le pays comme conséquence de la crise. «En l'espace d'un an, le nombre de salons de coiffure dans notre rue est passé de trois à onze», a confié à Albayane Ahmed B., un professionnel originaire de Salé qui compte sept ans de résidence à Alcobendas. Il vient de décrocher un diplôme de formation professionnelle en réparation d'appareils de climatisation. Son objectif est de «monter une affaire au Bled» en cas de retour au pays, dit-il. La présence de commerçants marocains (et coiffeurs aussi) dans les rues des petites localités espagnoles témoigne du changement de mentalité. D'une part, celle du marocain qui exerce dans des conditions légales, et, d'autre part de celle de l'autochtone qui investit sa confiance en le préférant souvent au supermarché. C'est un fonds de commerce crédible acquis sur la base de plusieurs années de participation sociale active, de l'accumulation d'expériences en matière de communication et de l'adhésion aux normes universelles de convivialité.