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Entretien avec Abdeslam Kelai
C'est par le cinéma qu'on apprend le cinéma
Publié dans Albayane le 09 - 04 - 2013


C'est par le cinéma qu'on apprend le cinéma
Al Bayane : tu appartiens à la nouvelle génération de cinéastes venus au cinéma par la voie de la cinéphilie ? Qu'est-ce que tu pourrais nous dire sur ton parcours ? Du cinéma que tu aimes... des cinéastes qui t'ont marqué ?
Abdeslam Kelai : Mon parcours de cinéphilie à commencé très top, et c'est grâce à mon père qui est lui-même un grand cinéphile. Notre ville, Larache comptait à l'époque quatre salles de cinéma et c'est là avec lui que j'ai pu découvrir beaucoup de films, américains bien sûr amis aussi français, italiens...et surtout tout un cinéma de genre : des films d'aventure, des polars et les westerns spaghetti...De vrais moments de bonheur et de magie. Vers l'âge de douze ans je découvre le cinéclub et du coup un nouveau voyage vers nouveaux continents cinématographiques notamment les films de l'Europe de l'est : les films soviétiques, polonais et tchécoslovaques... avec leurs esthétiques différentes et leur réalisme accentué. Le ciné-club m'a permis aussi de découvrir le néoréalisme, la nouvelle vague et des films latino-américains notamment le Novo Cinema brésilien. A l'université, je continuais à fréquenter assidument les salles. Ma vision du cinéma commençait à se diversifier ; je lisais tout ce qui me tombait entre les mains concernant les films et l'art cinématographique en général. L'avènement de la vidéo va me permettre de visionner plusieurs fois le même film, et de revoir plusieurs fois la même scène. Je peux dire que j'ai appris tout du cinéma en regardant des films. Des milliers de films de tout bord. Le reste c'est de la vie elle-même que je l'ai appris. Même si j'ai fait des études de cinéma et beaucoup de stages mais je pense encore que la meilleure école de cinéma c'est de voir beaucoup de film et vivre la vie pleinement.
Je dois dire que j'ai été très touché et marqué par de nombreux cinéastes ; les maitres du néo-réalisme (Rossellini, les premiers film de Pasolini, Scola, Risi...) qui m'ont appris la nécessité d'aller vers la vie, vers les gens, vers la société avec la caméra ; ou encore les cinéastes de la nouvelle vague française (Truffaut et Rohmer notamment) et la singularité qui émane de la vision personnelle et du vécu de l'auteur ainsi que l'économie des moyens ; les des grands auteurs américains (Hawks, Wilder, Ford, Hitchcock, Preminger, Man...) avec leur sens de l'équilibre entre l'artistique et le commercial qui permet au cinéma de survivre et de se développer.
Tu as réalisé un certain nombre de téléfilms qui ont été très remarqués ; quel regard portes-tu sur cette expérience notamment en termes d'écritures et de direction d'acteurs ?
C'était la phase d'apprentissage par la pratique. La télévision m'a permis de faire quatre long-métrages (téléfilms bien sur) avant d'entamer l'aventure du premier long métrage de cinéma. A travers ces quatre films j'ai expérimenté tout ce que j'ai appris par le visionnage et la lecture. Au niveau de la structure, c'est là ou j'ai forgé ma manière de raconter une histoire en mêlant le présent et le passé et en invitant le spectateur à « re-monter » le film dans sa mémoire ; réécrivant le film de son point de vue et l'impliquant comme spectateur actif.
Les téléfilms m'ont permis d'autre part d'affiner et d'expérimenter une certaine manière à diriger les acteurs ; cela ne s'apprend pas dans les écoles ou dans les livres. C'est plutôt dans le travail et l'interaction avec les acteurs, et surtout avec les acteurs qui ont beaucoup d'expérience...
A posteriori, j'avoue que j'aime mieux mes téléfilms que mes court-métrages. J'ai besoin de plus de temps pour raconter une histoire et développer des personnages. Comme en littérature, il y a des romans et des nouvelles, au cinéma il y a des longs et des court-métrages. Je suis plus à l'aise quand j'ai plus de temps.
Dans tes courts, comme dans tes téléfilms et comme dans ton premier long métrage, il y a une fidélité implicite à un certain espace ?
Exact. Une fidélité à mon espace. A ma ville, Larache, que j'aime beaucoup et que je trouve très photogénique ; à ma région, le nord du Maroc, qui représente une partie, longtemps ignorée, emblème de la diversité culturelle et sociale qui compose notre pays pluriel. En somme, je suis fidèle à la marge, géographique et humaine, dans toutes ses connotations,. Je suis plus attentif aux plus vulnérables...je pense effetctivement que c'est le socle qui porte mon travail de cinéaste...
L'enfance aussi est une thématique récurrentes dans mes films ; elle représente un aquarium où je dois placer mes histoires pour qu'elles grandissent et se développent et survivent. Il y a bien sûr des exceptions à cette règle mais en général j'aime bien filmer ce que je connais, ce que j'aime et à quoi j'appartiens. Cela me renforce et me réconforte lors du processus de réalisation d'un un film ; processus délicat, fragile et tendu
Comment est venue l'idée de Malak ? La sortie du film a coïncidé d'ailleurs avec une grande actualité sur les mères célibataires ; les chiffres avancés sont édifiants ?
L'idée de Malak est née en 1998, lors d'une enquête sociale. A cette époque, j'étais directeur d'une ONG internationale qui travaillait au Maroc avec les enfants en difficultés. Et à travers une enquête sociale sur « les petites bonnes » (les filles mineurs qui travaillent dans les maisons des autres) nous avions remarqué que plusieurs d'entre-elles finissait comme mères célibataire. Et c'est de la que vient ma rencontre avec Solidarité Féminine l'association dirigée par Aîcha Channa et qui à cette époque était encore la seule qui osait parler des « mères célibataires » au Maroc à ses risques et périls bien sur. D'ailleurs elle a été la cible de plusieurs attaques de la part des intégristes et de la frange conservatrice de la société. C'est à Solidarité Féminine que j'ai rencontré plusieurs filles qui sont dans la condition de mères célibataires. Elles m'ont raconté leurs histoires et partagé avec moi leurs parcours et m'ont exposé leur chemin de croix fait de marginalisation et de stigmatisation avant de trouver l'appui et le soutien de l'association. De cette expérience j'ai gardé un bloc-notes plein de fragments d'histoire. Quand j'ai commencé à faire des films en 2003, j'ai retrouvé cs notes et bribes d'histoires. J'y ai trouvé une bonne base pour une histoire à raconter en film. J'ai lu toute la littérature produite au tour du thème et puis je suis retourné aux rencontres avec les filles en cette situation et ceux qui travaillent avec elles, pour comprendre plus. La phase finale a été l'écriture du scénario proprement dit.
Je pense que ce cheminement de documentation, de rencontres, d'enquêtes a permis au scénario de gagner en force et en véracité et au film, en réalisme.
Le sujet est porté de bout en bout par un personnage face à son destin : le choix de l'actrice pour ce rôle a été difficile ?
Je dirai plutôt que c'était très long. J'ai lancé un casting à l'échelle nationale. J'ai rencontré à peu près cent cinquante jeunes actrices qui postulaient pour le rôle. Puis par le hasard des choses j'ai vu un jour une photo de Chaimae Ben Acha sur un réseau social du net. J'ai fait un tour sur ces albums photos et j'ai trouvé qu'elle était très photogénique et elle avait fait un court-métrage amateur. Je lui ai écrit en disant que je prépare un long-métrage et que je voudrais la rencontrer. Elle était très contente. On s'est vu. Nous avons parlé longtemps et puis je lui ai demandé d'improviser sur des thèmes. Ce que j'ai beaucoup aimé chez elle, c'est qu'elle a rapidement compris que pour jouer au cinéma il ne faut rien faire. En plus, son jeu n'était pas « pollué » ni par le théâtre ou la télévision.
C'était un enjeu majeur dans la préparation du film. Comme vous l'avez sans doute relever, Malak est dans le cadre dans toutes les séquences du film. C'était un choix délibéré, dès la phase d'écriture : ne montrer que ce que Malak voit ou vit. Et maintenant j'ai une jeune actrice qui n'a pas d'expérience dans l'interprétation qui n'a pas fait des cours pour acteurs et qui va jouer Malak. Et il fallait que je réussisse mon film.
La ressemblance est frappante avec Saadia Ladib (elle joue le rôle de la mère de Malak), c'est un hasard ?
Ce sont les hasards de la vie ou autrement dit les cadeaux du destin auxquels un réalisateur doit être attentif. Saadia n'était pas le premier choix pour jouer la maman. J'avais choisi une actrice qui avait déjà travaillé sur le thème dans une pièce de théâtre, mais quand elle a lu le scénario, ellea décliné l'offre sous prétexte que le film est très dur et qu'elle ne pourrait pas aller jusqu'au bout. Je respecte beaucoup cette conscience de soi et cette sincérité mais je suis resté sans actrice. Et à quelques jours du début du tournage, puis en discutant avec mon assistant et mon directeur de production le nom de Saadia Ladib à été proposé. Je la connaissais et je respectais beaucoup son style de travail et sa carrière d'actrice. Je l'ai appelée, on s'est rencontré et c'est lors de cette rencontre que je me suis rendu compte de la ressemblance frappante entre elle et Chaimae.
Cette ressemblance m'a permis de tourner deux ou trois plans plus ou moins longs avec les deux visages de la maman et de la fille dans le cadre et c'est parmi les moments les plus forts du film. Saadia Ladib est une grande actrice. Elle ne fait rien elle aussi. J'adore ceux qui ne font rien.
Toi qui aime beaucoup les comédiens, comment tu expliques qu'une jeune débutante parvienne à décrocher pour son premier rôle au cinéma, le prix de la meilleure interprétation dans un grand festival : finalement peut-on dire qu'il n'y a pas d'acteurs, il n y a que de la direction d'acteurs ?
D'abord le choix. Le choix des acteurs. Le casting. Je pense que deux taches incombent au réalisateur et qu'il ne doit pas rater : choisir les acteurs et décider de la bonne position de la caméra et du cadre. Le reste consiste à aider les membres de l'équipe à mieux faire leur travail. Si le réalisateur réussit son choix des acteurs et son cadre, il a gagné à quatre vingt dix pour cent sa bataille. Bien sur la direction d'acteur c'est très important, mais avant il faut les avoir bien choisi. Avoir bien choisi la matière première sur la quelle on va travailler. On peut comparer le travail de la direction d'acteur au travail d'orfèvrerie, il faut que le maître orfèvre soit un très bon artiste, mais aussi il faut que la matière première travaillée soit noble et maniable. La matière sur laquelle travaille le directeur des acteurs c'est l'âme des acteurs et elle doit être noble, maniable et généreuse. Chaimae a cette matière première et en abondance.
Les séquences nocturnes à Tanger sont marquées par un travail évolutif des lumières et des couleurs ; c'est une question d'ambiance ?
C'est le premier de mes films où j'ai pu avec mon directeur de photo, Ivan Oms, raconter l'histoire par le biais des couleurs et de la lumière. La photographie dans Malak raconte, elle ne se limite pas seulement à montrer. Je voulais un film crépusculaire et nocturne pour traduire cette histoire sombre que nous racontons. Mais aussi je voulais un film saturé en couleurs et très contrasté. Un film méditerranéen ne doit pas ressembler à un film nordique avec des dominantes bleu grises qui étouffent toutes les autres couleurs. Pour ce faire nous avons beaucoup parlé de peinture pour préparer l'apparence « picturale » du film, j'ai demandé à Ivan d'étudier les fauvistes et spécialement Gauguin avec ses contrastes poussés à l'extrême. Je pensais que cette férocité et cette expressivité des couleurs allait servir le récit de la déchéance de Malak et exprimer sa chute et son parcours au sein de l'hostilité des milieux marginalisés des grandes villes.
Il y a alternance de moments d'une grande intensité dramatique avec des pauses où sont exprimées des émotions fortes la scène d'échange avec la jeune émigrée africaine ou la belle scène avec le gardien de nuit interprétée par feu Majd ?
C'est l'humain qui émeut et plait. Je voulais avec la scène où la jeune émigrée subsaharienne tend des sardines à la protagoniste, fatiguée et affamée, renverser les rôles, montrer que parfois ceux qui ont besoin d'aide sont ceux qui ont la capacité d'aider, et voir la part d'humanité qui réside et persiste en tout un chacun même dans les conditions les plus défavorables. Les immigrés subsahariens au Maroc et qui ne voulaient pas rester au Maroc mais ils y ont été obligés par la fermeture des frontières de l'Europe sont victimes de racisme. Ils ne peuvent pas travailler. Ils n'ont pas de cartes de séjours. Ils n'ont pas de cartes leurs permettant de bénéficier de soins médicaux publiques et gratuit et en plus une partie de la presse les stigmatisent et parlent d'eux comme fléau. Avec cette amitié qui se crée entre Malak et cette jeune femme, elle aussi enceinte, j'ai voulu attirer l'attention sur ces personnes qui vivent parmi nous et doivent en principe avoir les même droits de base que nous.
Mohamed Majd est immense, et il a donné à ses scènes une profondeur et une force incroyable rien qu'avec ses regards, son silence et sa présence. Par la mort violente du gardien de parking assassiné par des enfants de la rue, j'ai voulu d'abord extérioriser et représenter une scène pareille dont j'ai été témoin une nuit à Tanger. Et puis c'est un clin d'œil à ce qui pourrait arriver à l'enfant de Malak si elle avait fait le choix de l'abandonner. La majorité des enfants abandonnés finissent dans la rue et dans la rue il faut vaincre avant d'être vaincu, il faut tuer avant d'être tué.
Le film a déjà suscité des polémiques notamment de la part du courant conservateur. Quel regard portes-tu sur les débats enclenchés par le cinéma marocain ?
C'est normal. D'abord, le rapport qu'à notre société avec l'image n'est pas un rapport sain. La représentation figurative est nouvelle dans nos sociétés, et elle a été interdite longtemps par les religieux. L'art islamique est décoratif et pas figuratif. En plus il y a un autre rapport ambigu et refoulé c'est celui du rapport avec le corps et spécialement avec le corps féminin qui a depuis toujours été considéré comme subversif et capable de déstabiliser et mettre en danger la « piété des hommes ». Ceci d'une part et d'autre part le cinéma c'est un art qui se base sur l'image des corps, sur la représentation, sur la monstration. On ne peut pas faire de cinéma sans montrer. Et le fait même de montrer est un acte considéré comme dangereux par les conservateurs. Montrer, c'est construire un autre rapport à la fois avec l'image comme support de représentation et le corps comme sujet représenté. C'est pour cela que le cinéma maintenant est le fer de lance de la modernité que les conservateurs veulent briser. Nous devons résister, et résister pour un cinéaste c'est continuer à créer et à montrer. Et notre force c'est dans notre public qui adhère et aime nos films et les soutient.


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