Réalités et perspectives Les questions des médias et de la corruption revêtent une importance capitale. En effet, à un moment où le Maroc entame des réformes idoines dans ces domaines, conformément aux dispositions de la nouvelle constitution, il est primordial de s'interroger sur les réalités des médias aujourd'hui, en particulier la presse écrite, en relation avec l'objectif de la lutte contre la corruption, et sur les perspectives d'avenir. L'un des constats majeurs de la presse écrite dans notre pays, tel que souligné lors de la rencontre du 5 mars dernier, organisée par Transparency Maroc et l'Institut supérieur de l'information et de la communication (ISIC) sur «médias et corruption», est la faiblesse du lectorat, traduit par le nombre limité des tirages des titres mis sur le marché. En effet, pour le titre le plus lu au Maroc, le tirage ne dépasse guère 100.000 exemplaires, alors que chez notre voisin l'Algérie, par exemple, le tirage d'Annahar dépasse 1million d'exemplaires (chiffres cités par Abdessamad Sadok, intervenant à cette rencontre). L'autre constat, non moins important, concerne l'absence d'un journalisme d'investigation développé et professionnalisé, à même de fustiger les cas de corruption interceptés. Des initiatives de journalistes apparaissent, tant bien que mal, ici et là, en la matière, mais une presse d'investigation spécialisée, constituant un vecteur d'un réel quatrième pouvoir que jouent les médias sous d'autres cieux, est encore inexistante. A cela plusieurs facteurs explicatifs, notamment les difficultés d'accès à l'information, la non protection des sources d'information, le coût élevé relatif aux modalités et aux durées des procédures d'investigation par les journalistes, lequel coût ne peut être supporté par les éditeurs, l'absence de journalistes spécialisés et au fait des divers champs d'investigation ainsi que la faible indépendance financière de la presse écrite. C'est ainsi que, dans la recherche de cette indépendance, tous les titres mis sur le marché se tournent vers la publicité, perçue comme manne financière garantissant la survie et la viabilité. Le marché de la publicité qui s'inscrit en expansion, dans tous ses segments, constitue une source importante de financement des médias. Il est, toutefois, dominé pour 80% par quatre groupes annonceurs (chiffre indiqué par M. Ksikes, modérateur de la rencontre), et se révèle ainsi un marché peu concurrentiel. De même, la presse écrite mobilise, également, à titre de subventions, des dotations financières publiques. En 2012, l'Etat a consenti des dotations budgétaires de 65 millions DH à la presse écrite. La première tranche de ces subventions a été versée à 59 titres, dont 21 quotidiens, 26 hebdomadaires, 10 mensuels et 2 bimensuels (selon le ministère de la Communication). La liste des bénéficiaires de cette subvention a été publiée pour garantir la transparence. Selon des estimations, pour qu'un titre puisse trouver un équilibre financier sans recourir à la publicité ni aux dotations budgétaires publiques, il lui faudrait atteindre un seuil de lectorat assuré par des tirages de 35 à 40 mille exemplaires, chiffre non atteint par une partie des titres de la presse écrite, en particulier la presse partisane (seuil indiqué par Ksikes). Presse écrite et risques de corruption Dans ces conditions, subsiste le risque de manipulation des titres, par l'argent, cette arme de la corruption étant redoutable. La relation entre presse et pouvoir d'argent étant forte, «la presse écrite n'est pas à l'abri de la corruption qui passe par plusieurs canaux», dira Maria Moukrim, autre intervenante à cette rencontre. Il existe une corrélation ou «une relation étroite entre la liberté (de la presse) et la corruption». En effet, «plus se renforce la liberté, plus diminue la corruption et plus diminue cette liberté, plus s'accroit la corruption», selon Abdellatif Nguadi. La corruption, contre laquelle la presse est appelée à lutter, touche plusieurs domaines d'activités. En effet, les plaintes qui relèvent de la corruption ou de questions connexes (concussion, détournements, trafic d'influence, blanchiment, etc.), reçues par le Centre d'assistance juridique anti-corruption(CAJAC) de Transparency Maroc (TM), s'élèvent à 1.049 en 2012 (rapport de l'année 2012 de Transparency Maroc.). Parmi ces plaintes, 215 ont donné lieu à des dossiers ouverts pour lesquels le plaignant a fourni des informations ou des documents rendant vraisemblable la corruption. Le reste, soit 834, représentant des plaintes classées «pour manque de preuves ou d'informations, des plaintes en cours d'examen devant les tribunaux, des plaintes en instance jusqu'à complément d'information et des plaintes non liées à la corruption» (rapport de TM). Les plaintes reçues par le CAJAC l'ont été par différents moyens de communication, le téléphone intervenant pour 72%, suivi du courrier électronique pour 11%, de la visite au CAJAC pour 11% et du courrier postal pour 2%. Répartis par domaines d'activités, les dossiers ouverts concernent pour 18% les autorités locales ou provinciales, suivies par la santé pour 17%, la gendarmerie pour 10,5%, la justice pour 8%, la police pour 7,5%, la commune rurale ou urbaine pour 7%, l'habitat, l'urbanisme et l'immobilier pour 5%, le secteur privé pour 4% et le transport pour 3,5%(rapport TM). Information, liberté de presse et lutte contre la corruption Le droit à l'information est garanti par la constitution. En effet, en vertu de l'article 27 de la constitution, «les citoyennes et les citoyens ont le droit d'accéder à l'information détenue par l'administration publique. Le droit à l'information ne peut être limité que par la loi, dans le but d'assurer la protection de tout ce qui concerne la défense nationale, la sureté intérieure et extérieure de l'Etat, ainsi que la vie privée des personnes, de prévenir l'atteinte aux droits et libertés énoncés dans la constitution et de protéger les domaines expressément déterminés par la loi». Ainsi, l'accès à l'information, constitutionnalisé, permettra de développer la presse en général, et la presse écrite en particulier. L'on pourrait s'attendre, à l'issue des réformes prévues par la constitution, à un redéploiement de la presse écrite et à l'émergence de nouveaux créneaux dans le domaine d'investigation. De même que la liberté de la presse, garantie par la constitution, contribuera au développement de ladite presse. Dans l'article 28 de la constitution, il est, en effet, écrit que «la liberté de la presse est garantie et ne peut être limitée par aucune forme de censure préalable. Tous ont le droit d'exprimer et de diffuser librement et dans les seules limites expressément prévues par la loi, les informations, les idées et les opinions. Les pouvoirs publics favorisent l'organisation du secteur de la presse de manière indépendante et sur des bases déontologiques le concernant. La loi fixe les règles d'organisation et de contrôle des moyens publics de communication. Elle garantit l'accès à ces moyens en respectant le pluralisme linguistique, culturel et politique de la société marocaine...». De fait, la liberté de la presse étant, actuellement, une priorité du gouvernement, celui-ci a élaboré quatre projets de loi concernant le code de la presse, le statut du journaliste professionnel, le Conseil national de la presse et la presse électronique. Ces textes sont regroupés en une seule loi globale adaptée aux dispositions de la constitution. De même, un projet de texte de loi global sur le droit d'accès à l'information réduisant les délais d'accès à l'information et permettant d'activer les procédures de traitement de demande de l'information est en cours d'élaboration. Par ailleurs, la lutte contre la corruption est consacrée par la constitution. Une instance dédiée à ce champ d'action, dénommée instance nationale de probité et de lutte contre la corruption, est créée par l'article 36 de la constitution. Cette entité, selon les dispositions de l'article 167 de la constitution, «a pour mission notamment de coordonner, de superviser et d'assurer le suivi de la mise en œuvre des politiques de prévention et de lutte contre la corruption, de recueillir et de diffuser les informations dans ce domaine, de contribuer à la moralisation de la vie publique et de consolider les principes de bonne gouvernance, la culture du service public et les valeurs de citoyenneté responsable ». Les perspectives de développement de la liberté de la presse et de la lutte contre la corruption s'inscrivent, donc, sous de meilleurs auspices, la constitution en ayant garanti les principes et en ayant prévu les modalités. Au gouvernement, donc, d'activer l'adoption et la mise en œuvre des lois et textes d'application et d'implémenter les politiques publiques qui s'imposent en la matière. (*) Ingénieur d'Etat Statisticien Economiste et Economiste