M. interrompt son récit d'un coup. Son regard se brouille. Face à lui, la conseillère juridique reste silencieuse. Elle est habituée à ce genre d'instants où les mots ne valent plus rien. Un silence de quelques secondes qui semble durer une éternité. M. se ressaisit : «J'ai passé six années de ma vie derrière les barreaux. Je maintiens encore aujourd'hui le fait que mon procès est une injustice et que le système judiciaire a fomenté pour que la Cour spéciale de justice me mette en prison». La soixantaine, plusieurs fois opéré à cœur ouvert, cet ancien fonctionnaire de la DOTI au ministère des Finances ne mâche pas ses mots. Incarcéré en 1999, suite à un jugement de l'ancienne Cour chargée jusqu'en 2004 de la répression des crimes de concussion et de détournements commis par des fonctionnaires publics, il ne cessera jamais de clamer son innocence : «J'ai en ma possession des documents qui prouvent que l'enquête policière menée à l'époque est entachée d'irrégularités graves. Je sais qu'il y a eu actes de corruption pour que des personnes échappent à la justice... Comment se fait-il que je sois accusé de détournement de fonds alors qu'au moment des faits, j'étais hospitalisé !». M., dont le nom ne sera pas révélé par souci de confidentialité, parle même de gros pots-de-vin atteignant des millions de centimes. Mais, jamais une preuve matérielle ne viendra confirmer ses dires. Au CAJAC, le Centre d'assistance juridique anti-corruption qui relève de l'Observatoire de la corruption de Transparency Maroc, cette vérité est connue de tous : le corrompu ne laisse que rarement des traces qui pourraient jouer contre lui. «Nous avons effectivement relevé des irrégularités dans son procès, mais nous ne pouvons malheureusement pas donner la preuve qu'il y a eu acte de corruption», explique Nabila Oumhamed, la conseillère juridique du CAJAC. Elle sait d'ailleurs de quoi elle parle. Entre janvier 2009 et début avril 2010, le Centre a reçu pas moins de 190 victimes d'actes de corruption. Plus que les dénonciateurs, qui ne représentent que 32 cas. Des chiffres qui restent loin de la réalité de la corruption dans le pays.Pour ces personnes, comme pour les témoins de corruption, le CAJAC est souvent un dernier recours auquel elles viennent raconter leurs histoires, dans l'espoir de voir un corrompu ou un corrupteur traduits en justice. Il est vrai qu'ici, l'ennemi a un nom, «la corruption», mais le CAJAC n'est pas habilité pour ce genre de prouesse. Le Centre ne fait qu'orienter les personnes. Il les assiste pour trouver le bon chemin dans le grand labyrinthe de la machine judiciaire. Naziha et Hanane, deux doctorantes en droit, font partie de l'équipe des sept bénévoles, vacataires du CAJAC. Deux fois par semaines, elles se présentent au Centre pour recueillir les doléances de plaignants. Si la plainte est jugée «recevable» par téléphone, le témoin est alors invité à rejoindre les locaux du CAJAC, sis dans la résidence Qaïss au quartier Agdal à Rabat. Cette deuxième étape est importante en termes de procédure : le plaignant remplit un formulaire de quelques pages où seront inscrits les détails de sa plainte. Puis et surtout, il signe un accord de confidentialité par lequel le Centre s'engage à ne pas divulguer l'information présentée par le plaignant sans l'accord écrit de ce dernier. Toutefois, si l'affaire est instruite devant un tribunal, le CAJAC prend ses réserves pour ne pas perturber le cours de l'affaire. Le Centre ne peut effectivement fournir ni une assistance ni un conseil juridique, tant que la justice n'a pas dit son mot. Le Centre ne peut pas non plus représenter un plaignant devant un tribunal, publier des documents attestant ou non de l'existence de cas de corruption, ou encore lancer des campagnes contre des personnes ou des institutions, pour corruption. Une série de limites que Transparency et le CAJAC se sont imposées pour garantir l'efficacité de leur action. Néanmoins, les membres du CAJAC peuvent par exemple conseiller un plaignant sur la manière d'accéder aux documents qui peuvent étayer son dossier. Mieux encore, si les instances de Transparency Maroc le décident, elles peuvent soumettre et suivre au nom de l'association, une plainte auprès des autorités compétentes. Le Centre ne peut toutefois entamer cette approche avant d'avoir l'accord du plaignant. Quand ce dernier souhaite conserver l'anonymat, le Centre peut alors transmettre son dossier, en omettant toute référence qui permettrait de l'identifier. Une mesure de plus, quand on sait qu'un programme de protection des témoins n'est pas pour voir le jour demain. Le CAJAC reçoit encore les plaintes de personnes qui ne n'osent pas révéler leurs noms ! Peu de moyens, grandes ambitions Le CAJAC a été installé, au mois d'août 2008, par l'association marocaine de lutte contre la corruption, Transparency Maroc (TM). Il n'a ouvert ses portes au public qu'en janvier 2009. Les travaux avaient toutefois commencé des semaines auparavant, le temps d'installer les équipes et de mettre la machine en marche. Le bailleur de fonds n'est autre que l'ONG mère, Transparency International, qui a installé le Centre dans le cadre du programme «Transparency International Mediterranean Advocacy and Legal Advice Centres» (2008-2010). Une initiative lancée avec le partenariat du DFID, le département de développement international britannique, basé à Londres. «Le CAJAC a été créé à l'image d'autres centres d'écoute répartis un peu partout dans le monde, notamment en Amérique latine avec un appui financier à l'international», explique Mohamed Ali Lahlou, le directeur de l'Observatoire de la corruption de TM. Les citoyens ne sachant pas exactement ce que pouvait leur offrir le centre, l'ONG décide de monter une campagne de communication, somme toute très timide : un communiqué et deux articles de presse parus en 2009. «Le centre ne peut mener à bien sa mission, s'il n'y a pas une réelle campagne de communication qui puisse toucher le maximum de personnes. Il n'y d'ailleurs pas mieux que la télé mais nous n'avons pas actuellement les moyens pour y accéder», explique Dounia Najjaati, la chargée de la communication à l'Observatoire de la corruption. Mais, les choses allaient évoluer depuis : campagne de communication sur des chaînes radio, habillage d'une centaine d'autobus sur Rabat, affiche de roll-up... Le Centre s'adresse même à des ONG nationales, connues pour leur travail de proximité, afin qu'elles servent de porte-voix du CAJAC. «Nous avons discuté à Berlin avec les membres de Transparency International pour pouvoir trouver de nouveaux fonds pour financer les campagnes de communication», rassure Ali Sadki, le secrétaire général adjoint de Transparency Maroc.Le projet est financé par le bailleur de fonds sur une période de 30 mois avec des objectifs précis : apporter l'aide juridique et entamer un vrai travail de plaidoyer auprès des administrations et du gouvernement. D'ici la fin de du projet, ou plus exactement du financement du projet, Tranparency Maroc doit trouver des fonds pour assurer la continuité de CAJAC.