J'ai fait la connaissance de Simon Lévy en juin 1967, au moment de la guerre dite des Six Jours. Il était désespéré, tandis que j'estimais de mon devoir de dénoncer l'amalgame qui se faisait entre Juifs marocains et Juifs israéliens. Il n'a pas dit un mot sur mes articles parce qu'il ne voulait pas avoir l'air de m'inspirer. Et le fait est qu'il ne m'inspirait pas dans mes propos ; mais il représentait à mes yeux le prototype du Marocain par excellence, ancré dans 2000 ans d'histoire et heureux d'appartenir à notre peuple commun. Juin 1967, l'époque était calamiteuse. Deux ans plus tôt, en mars 1965, le massacre de lycéens innocents à Casablanca, trainait encore sa marque sanglante sur les années qui allaient suivre. Simon Lévy avait été arrêté et torturé. Il m'a raconté en détail ce qu'il a subi. Je lui ai demandé d'écrire, il m'a opposé un refus. Les bourreaux l'avaient menacé de nouveaux sévices s'il parlait de ses souffrances. C'était aussi l'époque calamiteuse qui a vu des militaires chefs de guerre en Indochine devenir gouverneurs des grandes cités. L'adjonction de la police et des hauts cadres de l'armée avait pour but de casser le moral de la population et de lui faire admettre son statut de façon pérenne. L'histoire économique du pays retiendra ce fait : pour casser le moral à la fois des ouvriers et des industriels, des licences d'importation de textiles furent délivrées à hauteur de 90 millions de dirhams. C'était, à l'époque, le chiffre d'affaires d'une année de la jeune industrie textile. Les usines ont cessé leur activité pendant une année. C'est ainsi qu'on traitait les Marocains. Mais dans le même temps, le Fonds monétaire international interdisait aux gouverneurs militaires de s'enrichir. Ils devinrent enragés et c'est une des explications possibles de leur double soulèvement en juillet 1971 et en août 1972. Mais revenons à notre époque calamiteuse : le parti était interdit. Posséder une machine à écrire était un délit pénal. C'était l'époque des stencils et de la ronéo au risque de sa liberté. Ainsi furent emprisonnés Kawakji et Douieb ; Ali Yata et Chouaib Riffi. Le journal ronéotypé paraissait clandestinement et les communiqués signés Ali Yata, Abdesslam Bourkia, Abdellah Ayachi, Hadi Mesouak, Aziz Bellal, étaient notre boussole. Simon Lévy était un des organisateurs de cette époque clandestine. Je n'en connaissais rien parce qu'il n'en parlait pas ; mais il écrivait : « En 1967, on comptait une communauté de 60 à 70.000 membres. La guerre des Six Jours allait la déstabiliser à nouveau. Choc des solidarités contradictoires, traumatisme ressenti par la population musulmane, une période de boycott, une campagne de presse contre les «citadelles du sionisme»... Rien de durable, aucune lame de fond, aucune exaction, mais quelque chose était cassé. La communauté juive, réduite à 40.000 membres, allait rester isolée, repliée, mise entre parenthèses pour plusieurs années, vivant normalement, dans le respect de ses droits, mais sans participation spécifique à la vie publique». Son livre «Essais d'histoire et de civilisations judéo-marocaines» préfacé par Mohammed Chafik, a été édité par le Centre Tarik Ibn Zyad. Cette époque calamiteuse a vu aussi une opposition disloquée et aventuriste. Certains pensaient trouver un Nasser marocain parmi les mercenaires venus d'Indochine. D'autres pensaient susciter un Saddam Hussein. D'autres s'évertuaient à magnifier une guérilla montagnarde en exaltant le nom de Che Guevara. Vaines tentatives qui ont vraisemblablement retardé la nécessaire prise de conscience. C'était l'époque des réunions clandestines dont il ne reste aucune trace. Mais Simon écrivait dans une période où presque personne n'écrivait. Nous n'avons aucun écrit des Ministres de Mohamed V ni de Hassan II. Ce sont les muets de l'histoire. Simon Lévy a écrit sur les Juifs marocains. Il a envisagé toutes les facettes de leur vie au Maroc. Prenons à titre d'exemple cet extrait : «Dans le Maroc colonial ou immédiatement pré-colonial, l'implantation des communautés juives était inégale. Si le Maroc était un des rares pays à connaître une paysannerie juive (dans le Haut Atlas, le Tafilalet, horticulteurs des banlieues de Sefrou ou de Meknès), l'essentiel du peuplement était situé dans les ports, les grandes villes de l'intérieur et les Ksours du Tafilalet, du Drâa, du Souss. Casablanca au XIXe siècle et durant la première moitié du XXe, comptait 20% de juifs. Essaouira était pour moitié juive vers 1920. A Fès, Meknès, Marrakech la proposition était de un pour dix à douze habitants, bien plus forte encore à Sefrou ou Ksar-Souk ... Le guide Bleu de 1920 parle de 2000 juifs pour 500 musulmans à Debdou. Pratiquement toutes les villes avaient leur communauté juive, grande ou petite. Mais certaines zones rurales comme le Gharb, n'avaient pas (ou peu) de peuplement juif. L'histoire ancienne de ce peuplement est mal élucidée. Certains affirment qu'elle remonterait au commerce phénicien et carthaginois... Les certitudes commencent avec l'époque romaine (pierres tombales à Volubilis, notamment)». Sa thèse de Doctorat d'Etat, œuvre monumentale et certainement définitive, s'intitule : «Parlers arabes des juifs du Maroc». C'était un homme d'action, le musée du Judaïsme marocain de Casablanca est son œuvre. Il y a réuni un éventail d'objets qui donne une idée de l'art de vivre juif marocain, depuis la synagogue entièrement remontée dans une salle, jusqu'à l'alambic humble et populaire pour distiller l'eau-de-vie de figues. Il a voulu réunir dans ce musée les objets précieux et sophistiqués et les objets de très pauvre provenance. Il les a sauvés de la destruction et donc de l'oubli. Il était heureux et ravi quand une classe d'un lycée de Casablanca venait au musée écouter ses explications en leur montrant ses trésors. Simon Lévy avait foi dans le judaïsme marocain, foi inspirée de la foi qu'il portait au peuple marocain. Cette foi dans le peuple marocain l'a conduit à procéder à la rénovation de plusieurs synagogues. Il a pu agir de la sorte en tant que Secrétaire général de la Fondation du judaïsme marocain. Citer les synagogues rénovées c'est faire une véritable promenade dans les terroirs marocains. Commençons par les cités : Simon Lévy a rénové la synagogue Ibn Danan à Fès (au Mellah) datant du 17e siècle. Egalement la synagogue Slat al Fassiyin. Celle-ci lui tenait particulièrement à cœur parce qu'elle seule respectait le rite marocain d'avant l'arrivée des Juifs andalous en 1492. Rénovation également de la synagogue Ben Walid à Tétouan, synagogue andalouse. Ensuite, nous avons des synagogues du Maroc profond dans lequel les tribus vivaient libres et s'organisaient comme elles l'entendaient. Ainsi la synagogue Oufrane de l'Anti-Atlas, la synagogue d'Ighil n'ogho à Tiznit et la synagogue Khmiss d'Arazan à Taroudant. Pour lui, ces synagogues étaient l'illustration parfaite de l'osmose du judaïsme marocain avec la majorité musulmane. Il avait coutume de dire : «Nous sommes là depuis 2000 ans et nous serons encore là dans 2000 ans». C'est le plus bel hommage qu'il pouvait rendre à sa patrie.