Soir particulièrement froid. Froid glacialTemps inattendu en ce début de février. Normalement, le temps doit être plus clément. Fils du sud, habitué au soleil et à ses rayons bienfaisants, voilà que je frissonne de tout mon être comme un chat sous la pluie. Frileux, j'ai la chair de poule et mes dents grincent très fort. La rue est presque déserte; Quelques piétons osent braver bravement ce froid sibérien, enveloppés dans leurs vêtements chauds. Besoin urgent de chaleur. J'entre au bar. Le bar est archiplein. La fin du mois rend les poches pleines et chaudes. Le petit homme, le citoyen moyen, le simple fonctionnaire devient jovial, épicurien, débonnaire. Oubliant sa misère, il peut même devenir subitement généreux et te payer une bière. Comme le veut la coutume et le bon usage des buveurs de bière, quand il t'invite à boire, tu dois boire à sa santé, à celle des absents, à la victoire de son équipe de foot favorite, à ses amours, à ses malheurs, à son bonheur et même à sa mort! Plus on boit, plus on a soif. Plus on a soif, plus on, boit. Il suffit de commencer; La nuit est longue et porteuse d'euphorie, d'ivresse et de liesse...Je cherche une place, une place assise. J'ai horreur du comptoir. Boire debout m'excite et je m'enivre vite. Je préfère m'attabler, siroter ma bière à ma guise et prendre mon temps, tout mon temps; La nuit est longue et porteuse de vertige, de plaisir et de délire. C'est pour cette raison que je ne bois jamais avant le coucher du soleil. C'est après le crépuscule que la bière bien fraîche, écumeuse et mousseuse devient délicieuse!...Je remarque un homme d'un certain âge, convenablement vêtu, les cheveux grisonnants, assis seul, sa table pleine de bouteilles vides. Il a bu toute cette quantité et il a encore la tête sur les épaules ? Il ne vacille pas, il ne titube pas, il ne bafouille pas. Solide comme le roc. Ça, c'est un homme! Je lui demande respectueusement la permission de partager sa table avec le sentiment étrange d'avoir fait une gaffe, regrettant déjà ma demande. Il remue affirmativement la tête sans même daigner me regarder. Je m'assois timidement en toussotant. J'ai l'impression d'être un intrus. On m'apporte ma première bière. Je remplis mon verre. Mon voisin lève son verre m'invitant à trinquer. Dieu merci, il est policé. Il me dit d'une voix enrouée et rauque : «A la santé du diable!» Prenant la chose pour une plaisanterie d'ivrogne, je renchéris en riant: «A la santé de Satan! Et pourquoi pas ?» Nous trinquons. Je bois. Il boit. Nous buvons, en silence...Le temps passe. Rien ne se passe. Je m'ennuie. J'attends qu'il entame une quelconque conversation mondaine, histoire de passer le temps, quitte à parler du froid, du mauvais temps, des intempéries, des inondations ou des affrontements sanguinaires et fratricides en Egypte! Rien, plus un mot .Le silence clair et net, absolu, propre...Mon voisin ne me regarde même pas. Il m'a complètement négligé comme si je n'existais plus. Il a l'air ailleurs, dans un autre univers. Je donnerais ma vie pour savoir à quoi il pense à ce moment précis s'il pense à quelque chose. Peut-être qu'il ne pense à rien...Je fais un effort considérable pour l'oublier aussi. Je commence à m'intéresser aux autres consommateurs. Je prête l'oreille dans l'espoir de voler quelques paroles. Ces quidams ne disent rien de spécial. Je regarde la télé muette. Les images défilent silencieusement, ayant perdu leur son comme des orphelines. Film d'action américain. Je croque des cacahuètes en guise d'amuse-gueule. J'écoute la musique qui fuse de cette étrange boîte où l'on jette deux pièces d'un dirham pour avoir la chanson de son choix. Je n'ai jamais essayé. Je préfère écouter gratuitement les chansons des autres. Souvent, ce n'est pas la joie: Les chansons choisies par ces messieurs ne sont bonnes qu'à me trouer le tympan, m'assourdir et me casser la tête!...Je me laisse peu à peu emporter par l'ambiance bon enfant du bar, la bière aidant. Je commence à me sentir bien. J'oublie mon voisin. Soudain, l'étrange bonhomme se lève, se penche sur moi, me fixe intensément dans les yeux. Dieu du ciel! Ses yeux sont effroyablement rouges. Ils me rappellent ceux du célèbre Dracula...Dracula me dit de la même voix enrouée et rauque : « N'oublie pas que tu as promis de boire à la santé du diable! Si tu oublies, il se fâchera. On ne badine pas avec le diable, mon pauvre ami. Je ne voudrais pas être à ta place!» et il sort, laissant derrière lui une odeur de soufre...Une sueur froide ruisselle le long de mon front. Je l'essuie avec la manche de mon blouson. Ma main se met à trembler sans raison et mon cœur à battre plus vite. Des questions horribles se mettent à trotter dans mon esprit, chassant mon ébriété, me faisant revenir à la réalité. Une angoisse absurde envahit tout mon corps. Pourquoi cet étrange étranger m'a-t-il parlé du diable, moi qui ne le connais ni d'Adam ni d'Ève? Pourquoi diable m'a-t-il invité à trinquer à la santé de Satan ? Est-il l'un se ses fervents admirateurs? Est-il membre de ces étranges sectes sataniques à la mode? Il n'en a pas l'air: Ni son âge, ni son attitude, ni son accoutrement ne le montrent. Est-il simplement un mauvais plaisant qui m'a joué un mauvais tour ? Je n'en sais rien. Je ne suis sûr de rien. Ce que je sais, ce dont je suis sûr, c'est que cet homme est bizarre, insolite, austère, froid, sinistre. Je ne sais pas comment exprimer ce que je ressens mais je dirais qu'il a quelque chose d'inhumain! D'ailleurs, je ne l'ai jamais vu dans ce bar. J'ai demandé au serveur qui m'a répondu que c'était la première fois qu'il le voyait et qu'il espérait le revoir car il lui a laissé un très bon pourboire...Tout cela est étrange. Serait-ce le diable, le diable en personne ? Et pourquoi pas ? La superstition populaire ne prétend pas que le diable se métamorphose prenant une forme et une apparence humaines pour envoûter les âmes humaines ? Voilà que je crois aux superstitions et aux histoires de grand-mères à présent! Il ne manque plus que ça!...Et si c'était vrai ? Aurais-je à mon insu trinquer avec le seigneur des ténèbres? Je dois arrêter de délirer ou arrêter de boire: Lucifer n'a rien à faire pour laisser son enfer et venir trinquer avec le simple mortel insignifiant que je suis dans un bar populaire?! C'est insensé, c'est ridicule, c'est de la démence. Dieu du ciel, que m'arrive-t-il?...Je m'évertue à chasser ces idées cauchemardesques et démoniaques de ma petite tête de moineau et à penser à des choses plus gaies, plus normales, plus humaines; Les femmes par exemple! Pour cela, il est impératif de boire, encore et encore pour oublier: Oublier cet étrange personnage, oublier le diable, m'oublier moi-même, oublier tout! Alors je bois, je bois, je bois, en vain! Le diable s'installe dans ma tête. Chaque fois que je prends mon verre, il lève le sien et boit à ma santé. Quelle hantise! Je ferme les yeux, je remue énergiquement la tête pour le déloger, le faire tomber, le chasser. Rien à faire! Il est toujours là, élégant, courtois. Et il boit. Il boit à ma santé. Dieu du ciel, que m'arrive-t-il? Je dois à tout prix sortir de cet enfer, sinon je vais devenir fou!...Soudain, le bar et tous ses occupants disparaissent...Je me retrouve seul dans un désert plus désert que le désert. Il fait froid. Un froid infernal. Je marche. Je vois de la lumière. J'arrive à une muraille ocre. Deux gardes m'ouvrent la porte. J'entre. La terre s'ouvre à mes pieds et un escalier apparaît. Une force imperceptible et irrésistible me pousse à descendre. Je descends en titubant. J'arrive à une gigantesque porte en cuivre. Deux autres gardes m'accueillent, m'ouvrant la porte en disant: «Sois le bienvenu en enfer, étranger!»...J'entre...Musique, rires, murmures...Je me trouve dans une salle de fête immense, fluorescente, brillante et accueillante. Des hommes et des femmes, tous beaux, élégamment vêtus, gais et épanouis, boivent, mangent, chantent et dansent dans une euphorie apaisante et rassurante. Toutes les femmes sont d'une beauté exceptionnelle, féerique. C'est prometteur...Un homme d'un certain âge, élégamment vêtu, les cheveux grisonnants et l'allure fière comme celle des seigneurs, m'accueille, les bras grands ouverts et me dit d'une voix enrouée et rauque: «Permettez-moi de me présenter. Je suis Lucifer. Je vous souhaite la bienvenue dans mon royaume. Mettez-vous à l'aise ! L'orgie ne fait commencer et la nuit est longue, porteuse de délices et de plaisirs !»...Et l'orgie satanique commence. Le vin coule à flots. Des mets appétissants et succulents. L'enfer est en liesse. L'enfer est en en fête! Je ne vois ni feu ni braises, ni torture ni supplices, ni cris ni hurlements, ni plaintes ni gémissements, ni douleur ni souffrance. Je ne vois que beauté, amour, délices, réjouissance, jouissance, euphorie et volupté. Suis-je vraiment en enfer ? Suis-je plutôt au paradis? Me suis-je trompé de porte ?... En me posant ces questions, j'entends une voix enrouée et rauque qui me dit : «Monsieur, réveillez-vous! On doit fermer... Monsieur!»...Je me réveille de mon songe étrange que je ne raconterai à personne de peur qu'on me prenne pour un fou...Je rentre chez moi. Chose bizarre; je ne pense plus au diable, il n'est plus dans ma tête... mais je peux dire que cette nuit, j'ai bu à la santé du diable!...Sacrée soirée !