Ce sont des femmes, des jeunes filles, des mères de familles, mariées, divorcées, mères célibataires, et elles travaillent dans des bars. Ce sont celles que l'on appelle : « barmettes », défiguration du mot anglais Barmaid. Un salaire fixe de misère, des lieux de travail crasseux, souvent insalubres, des clients irrespectueux, insultants ; parfois, elles sont victimes de coups, de viols, de meurtres. Elles sont jugées par la société comme sa lie, la risée des voisins et surtout mises à la marge comme catégorie sociale infréquentable. Pas de statut social, donc, pas de reconnaissance de travail. Elles sont aussi les travailleuses en noir du tourisme. Aucune prise en charge quand elles sont malades, aucune association pour les protéger et plaider leur cause. Leur vie est un amas de difficultés mâtinées de gros drames sur fond de catastrophes humaines. Voici quelques tranches de vie d'un univers parallèle. Qui a dit que la vérité coulait au fond d'un verre était bien inspiré le jour où il a eu cette sortie universelle. Pour ma part, pour pouvoir écrire ces lignes, il m'a fallu en avaler des gorgées et tenir le crachoir à différentes variétés humaines. En somme, dans un bar, là où les effluves se mélangent aux non-dits, aux regrets, aux démons du passé et ceux de demain, il y a différentes approches de la même vérité. Et pour en avoir quelques bribes, il a fallu faire plusieurs zincs et s'accouder à quelques comptoirs, en regardant droit dans les yeux toutes ces femmes qui vous servent à boire pour noyer, qui son chagrin, qui sa vie, qui une mauvaise passe. Et la femme qui nous donne à boire se prénomme Naïma, la quarantaine bien tassée, le visage ravagée par les insomnies, le travail de nuit, l'alcool, la cigarette et autres petites commodités pour survivre à la mauvaise vie. Naïma est rigolote. Elle aime blaguer et haranguer les autres. Les clients savent qu'elle est très easy going, mais il ne faut pas la pousser. Une pointe au-dessus, et la gentille Naïma se transforme en une espèce de fauve en cage qui a envie de donner des coups de griffes, mordre, trancher dans le vif et le saignant. Depuis combien de temps, elle est barmaid ? «Je ne compte plus, mais cela fait très loin. Mon fils Saïd a vingt deux ans, j'ai commencé bien avant sa naissance, j'étais encore jeune». Jeune, c'est-à-dire que sa première Flag ou Stork décapsulée remonte à l'âge de seize ans, mais comme elle était toujours un peu forte, grande et imposante, on lui en donnait plus : «J'ai travaillé à l'époque pour cinquante dirhams et avec les pourboire, j'étais bien. Là je touche plus (elle ne dira jamais le montant exact, mais on sait que cela varie entre 1500 et 1800 dhs), mais les pourboires, c'est plus ce que c'était. Chouf (regarde) ces cons, ont-ils vraiment des gueules à te laisser un bon pourboire alors que tu as passé la soirée à nettoyer leurs saletés ?». En fait de pourboire ( le mot est une marque de fabrique des bars, du reste), j'en ai vu qui, après avoir vidé quelque vingt Spéciale, jettent un dirham crasseux sur le comptoir en tirant sur les lèvres en guise de bisou pour Naïma, qui, elle, se saisit de la pièce, la fourre dans un coin, et crache par terre. Le crachat est destiné à tout le monde, aux lieux, aux gens, à la Flag Spéciale, au type qui vient de déguerpir, aux restes d'une sardine ratatinée et quelques noyaux d'olives sans saveur. Bref, Naïma ouvre le bal des «barmettes». Ceux qui ont vu le film verront le lien avec Naïma. Les autres peuvent juste écouter la dame derrière le comptoir faire une lecture socio-pathologique du travail de serveuse à boire : «J'ai trois enfants. Je n'ai pas de mari. Les trois frères n'ont pas le même père, mais ce n'est pas un problème. Je les ai éduqués, ils sont allés à l'école et l'aîné travaille dans une société de confection. Les deux autres font des stages l'un à Rabat et l'autre, grâce à un client, va lui trouver un travail de chauffeur. J'habite dans une chambre avec d'autres filles qui sont aussi barmettes à Rahal El Meskini». La rue de la sardine Pour trouver un loyer, la barmaid doit se plier en quatre, faire des courbettes, trouver un piston, pleurer de chaudes larmes, histoire de décrocher quatre murs sur une terrasse chez une vieille femme du côté de la rue Mostapha El Maâni, autrement, il est presque impossible de trouver un toit. Pourquoi : «les gens ne veulent pas d'une femme qui travaille dans un bar. L'autre jour, un maçon qui habite l'étage en-dessous m'a dit que si je le voulais je pourrais travailler comme Kessala dans un hammam et ne plus travailler dans un bar comme une pute. Je lui ai répondu que la kessalla, c'était sa mère et que moi, j'aime travailler dans un bar. D'abord, il faut les avoir bien en place pour faire ce boulot ». Là, c'était Naïma, version fauve, toutes griffes dehors. Et le maçon en a pris pour son grade. Naïma loue à 1000 dhs qu'il faut allonger rubis sur ongle chaque premier du mois, pas un jour de plus : «personne ne veut faire confiance à une femme comme moi». Et les enfants, comment vivent-ils cette situation ? «S'ils ne sont pas contents, ils ont la rue. Moi, j'ai donné ma vie pour les élever. Aujourd'hui le benjamin à seize ans. Ils peuvent m'aider et se charger de la maison. Moi, si l'un d'eux se permet un jour de me juger, je lui refais le portrait». Nous avons demandé à rencontrer l'un des fils, l'aîné, mais Naïma a coupé sec. Alors comment fait-elle pour vivre avec un salaire qui ne va pas au-delà de 2000 dhs avec un loyer qui lui prend la moitié, l'eau, l'électricité, le portable, la bouffe, le transport, les soins et les petits à-côtés de la vie ? «On se débrouille. Mais j'ai décidé de ne jamais tomber malade et Alhamdou lillah, moulana a bien exaucé ce vœu», assène-t-elle un brin moqueuse. Ce que Naïma ne dit qu'à demi-mot, c'est qu'il lui arrive de faire quelques petits extras. Elle a des clients qui, des fois, lui offrent à boire et finissent dans son lit pour quelques dirhams de plus : « c'est toujours ça de gagné ». Mounia, la danseuse orientale Naïma étale son expérience sur les malheurs de beaucoup de filles qui ont sombré dans l'alcool, la drogue et qui sont aujourd'hui des ruines sur pieds. «J'en ai vu des dizaines tomber d'un coup. D'autres sont devenues folles. Il y en a qui sont SDF et qui font la manche. D'autres sont mortes à cause de l'alcool ou de la drogue. Tu sais, une fille Allah Yarhamha meskina (que dieu ait pitié de son âme, la pauvre), elle buvait de l'alcool à brûler à longueur de journée et avalait du karkoubi. Un matin, elle ne s'est pas réveillée». Naïma, quand elle s'y met, peut te servir le dernier verre de ta vie à force de t'en raconter des malheurs, les vrais catastrophes de la vie. Tu bois, tu écoutes les litanies infernales de Naïma et tu vas t'enterrer vivant. Heureusement qu'il y a Mounia. Elle, c'est ce qu'on appelle une bacchante. Le bar lui offre à boire, des clients, l'occasion de faire la fête et comme elle a un don, elle le fait fructifier. «Je suis danseuse d'abord. J'ai travaillé dans des cabarets ici au centre-ville, mais j'ai préféré changer. Là, je suis derrière le comptoir, mais après la fermeture, je vais chez des gens pour animer une soirée ». Vers trois heures du matin, on passera la chercher. Elle mettra son costume de danseuse et allumera le feu. Le bar lui assure un boulot, disons fixe, une paie chaque fin de mois, quelques pourboires, et pour le reste, il y a les soirées privées où elle étale ses rondeurs et engrange quelques centaines de dirhams, de quoi tenir le coup, comme elle dit : « travailler dans un bar et en vivre, mais tu te fous de moi ou quoi. Ici, je fais mon service et je vois avec qui je peux finir la soirée. Tu sais, aujourd'hui, il y a beaucoup de clients qui organisent une petite ambiance chez eux. Il y a des filles, d'autres mecs, et moi, je danse. » Fais-tu autre chose, Mounia que la danse orientale ? « Ca ne te regarde pas (dkhoul souk rassek) » qu'elle me lance, l'air jovial de celle qui vient de remettre un malotru à sa place. «Non, je ne suis pas marié et je ne suis avec personne. Le cœur, ana nsitou (je l'ai oublié) Il n'y a ni amour, ni rien du tout. Je fais ce que j'ai à faire et je m'arrange pour que les choses se passent sans problèmes». Bon, les coups bas du cœur, Mounia en a encaissés des tas. Elle déteste parler de ses copines éprises d'un client ou d'un videur qui fait le guet et surveille son oseille : «Dans ce type de boulot, pas confiance, mon frère. Ici, tu bosses et tu fais attention à assurer tes arrières. Ghfel taret aynek. Tout le monde arrache. Le patron, les clients, les barmans, les gens du ménage, les autres filles. Non, si tu fais confiance, tu te fais blouser sur le coup ». Mounia a appris en quelques années de travail que pour durer dans ce type d'endroits, il faut avoir les nerfs solides, être prête à tout, savoir encaisser, avoir le sens de la ristourne, apprendre à donner le change et surtout ne jamais montrer que l'on est vulnérable. Elle, c'est un cas. Les buveurs devant l'éternel savent qui elle est et de quel bois elle se chauffe. Elle a fait de la prison, elle a dealé un peu de haschiche, elle aime tirer encore, entre deux services sur quelques joints bien dosés, boit sec, aime le pastis, déteste la vinasse et ne fait plus « la pute ». «Oui, c'est fini pour moi. Je suis vieille, mais les gars m'aiment bien. Dis-moi qui voudra d'une femme comme moi qui n'a même plus de dent ? » La mauvaise plaisanterie aurait été de lui dire que cela peut toujours servir de ne pas avoir de dents, mais, on passe ; on ne sait jamais, Rabia a ce regard en biais de celles qui en ont vu des pas mûres du tout, et qui connaissent un chapitre long sur la race des humains. «J'ai travaillé dans tous les bars, j'ai même débuté dans un hôtel de Rabat avant de venir à Casablanca, mais c'est ici que j'ai pris beaucoup de plaisir». Rabia était mariée à un Français, elle a vécu quelque temps à Toulouse et elle est rentrée chez elle : « je n'en pouvais plus de ce con, alors, un beau matin, j'ai pris mes affaires et un peu de sous et je suis revenue. J'ai retravaillé le lendemain dans un bar et bikher alhamdou lillah. Il n'y a pas un endroit où je n'ai pas mon pastis, une assiette de loubia ou du poisson. Si je le voulais, je ne travaillerai même plus, mais j'aime gagner ma vie toute seule. Mais me faire un client, c'est fini ça. Pourtant, il y a des gamins qui viennent que je pourrais lever haut la main ». L'a-t-elle déjà fait ? Les autres filles disent qu'il ne faut pas croire qu'elle est finie, la Rabia: «hadik gadda ala ch'ghoulha, ne crois pas tout ce qu'elle raconte». L'ancienne a le sourire des beaux jours et se sent l'âme en goguette, elle tire sur sa Fortuna et vide le reste d'un verre de pastis bien frappé. «Chouf awaldi, travailler dans un bar pour une femme, c'est déjà faire la pute. Même quand tu ne le fais pas, les autres te voient comme une prostituée. Alors, autant faire ce qu'on doit faire et ne pas s'occuper de ce que les autres vont dire. Tiens, on va leur poser la question à ces messieurs». Rabia, la vieille Et de sa voix de ténor sur le retour, elle demande à trois types attablés autour d'une caisse de Stork si les barmettes n'étaient pas toutes des putes. Les gars ne savaient pas quoi répondre, mais ils n'en pensaient pas moins que Rabia, la vieille, avait raison quelque part de poser sa question. «Tout le monde ici se croit obligé de te pincer le cul, toucher les seins, placer ses doigts sales là où il ne faut pas. Comment faire ? Deux choses, tu fais semblant que ce n'est rien ou alors tu lui éclates le crâne avec sa bouteille». Et Rabia de lâcher les rennes à son savoir inépuisable sur les hommes, les femmes, le vin, les bars, la vie et tout ce fourbi : «Mon fils, tu veux écrire quelque chose de bien, rend justice à toutes ses femmes qui servent dans les bras. Putes ou pas, on s'en fout. Chacun son cul, et il en fait ce qu'il veut. Mais pour le reste, c'est hram: il y a des filles rackettées, violentées, agressées, frappées par des clients, des videurs, des macros. Il y a des filles qui se droguent avant de venir travailler derrière le comptoir. Elles avalent des pilules pour supporter. L'année dernière, il y a une fille que je connais qui a travaillé enceinte dans un bar, et tout le monde se moquait d'elle en lui disant qu'elle ne se souvenait plus de qui était le père. Et d'autres filles sont aujourd'hui folles, dans la rue, pieds nus alors qu'elle étaient comme des tigresses, des roses mais elle ont été ravagées par les hommes et la mauvaise vie. Ce n'est pas une vie, mais c'est déjà mieux que de faire la manche ou de se retrouver à la rue. Au moins, ici, on boit, on mange un coup, et à la fin du mois, on a de quoi payer un loyer». La chibaniya, comme elle aime s'appeler elle-même a pris son air le plus tragique pour parler de tant de femmes livrées en pâture à la société. Des filles, encore jeunes, défigurées par des clients vindicatifs qui ont été repoussés et qui ne l'ont pas gobé. D'autres filles, tombées enceintes et qui devaient ou avorter pour continuer à bosser ou abandonner leurs bébés Dieu sait comment. D'autres qui sont mortes à cause de l'alcool, d'autres qui font des comas éthyliques, d'autres qui se mutilent elles-mêmes pour ne jamais oublier qu'elles ont été humiliées par la vie et les hommes. Rabia peut parler sans discontinuer et vider tant de pastis que c'est son interlocuteur qui est dans le coltard. Mais elle sait de quoi il en retourne dans ce monde. Non pas cette connaissance teintée de rage et d'amertume, mais un savoir simple et presque détaché de tout ce qui continue à nous prendre la tête, nous autres, tous ceux qui croient que la vie est aussi faite de futilité. Non, en une semaine de tournée des bars, j'en ai appris sur la vie plus que dans les livres et j'ai vu tant d'illusions couler comme après qu'on tire une chasse d'eau après avoir avalé des litres de bière. Rabia, Chibaniya, Mi Rabia, comme l'appellent d'autres clients, elle, sait que pour garder la tête haute, il suffit parfois d'avoir l'air crâneur de ceux que plus rien ne peut atteindre. Oui, avoir l'aspect huilé pour que tout glisse et va dans les chiottes de l'oubli de la mauvaise vie. Là, en quelques jours, nous sommes de plein fouet face à la vie, la vrai pas celle que l'on imagine, mais celle qui est le lot de beaucoup de femmes. Des femmes que nous rencontrons dans la rue et qui coulent dans le moule de la société. Pourtant, dans son bar, derrière son comptoir, c'est une autre femme, une autre vie qui impose ses lois. Un monde parallèle insoupçonné et qu'il faut vivre, par bribes, pour en toucher quelques pans, certainement superficiels, car la vérité, elle, est ailleurs, et certainement pas dans le verre. Du bar à la rue Travailler dans un bar ne rapporte rien. Un salaire de misère avec tout ce qui s'ensuit. Mais ce qui est pire, c'est que les femmes qui officient dans ces lieux à boissons n'ont aucune sécurité quant à leur boulot. Du jour au lendemain, elles peuvent se retrouver à la rue, sans travail, sans rien pour payer le loyer et continuer à faire semblant de vivre. Des cas de ce type sont légion : toutes des femmes qui pour une raison ou une autre, ont dû déguerpir. Souvent, le patron remplace une vieille par une jeune, une fille moins belle par une autre plus aguicheuse, une grincheuse par une autre plus conciliante. Ce qui intéresse le tenancier du bar, c'est le fric, le pognon, l'oseille qu'il se fait et qu'il compte chaque fin de soirée dans un coin à l'abri des regards. Les femmes, elles, peuvent valser comme elles veulent, il y en a toujours d'autres qui sont prêtes à prendre du service. Aucune garantie, rien de plus précaire, un boulot où la violence le dispute aux agressions verbales. Un boulot à très haut risque sans aucune sécurité sociale, promesse de lendemains meilleurs, une reconnaissance de ce boulot comme faisant partie d'un secteur porteur qu'est le tourisme. Et ne parlons pas des maladies qui circulent dans ces lieux, pour la plupart insalubres. Et là, non plus aucune hygiène, aucun contrôle. Livrées à elles-mêmes, les barmaids font avec, comme elles disent. Un jour ici, un jour ailleurs. Aujourd'hui, le bar, demain la rue. Et quand on se retrouve sur l'asphalte, on trinque un vin d'un autre goût.