«España - Marruecos : Heridas sin cicatrizar» (Espagne-Maroc : plaies non cicatrisées) est le titre d'un essai sociologique qui vient de paraître en espagnol à Madrid. Ecrit par le journaliste-sociologue marocain, Mohamed Boundi, l'ouvrage décortique le discours des médias espagnols sur le traitement de la question marocaine et explique les causes qui motivent la persistance dans le temps et dans l'imaginaire collectif espagnol d'un ensemble de préjugées, stéréotypes et images déformées de la société marocaine. Chapitre II : un siècle et demi de malentendus (Pages 170-189) 2.5.- Presse et distanciement culturel Grâce à la publication en abondance de commentaires, écrits souvent dans un ton dur, la presse espagnole obtient des indices d'audience très hauts lorsque les relations entre le Maroc et l'Espagne traversent des moments de tension. En dépit de la différence des approches de chaque média, sa contribution au débat sur la perception qui se fait du système politique marocain et des Marocains, est un exercice qui fait partie de la construction de l'image du Maroc dans l'opinion publique en Espagne. Il est judicieux de nous interroger pourquoi la presse espagnole est-elle beaucoup plus généreuse en commentaires, analyses et critiques à l'égard du Maroc et ses institutions pendant les moments difficiles dans les relations entre les deux pays ? Quelle attitude adopte-t-elle à l'égard de la communauté marocaine résidant en Espagne lorsque les gouvernements des deux pays sont incapables de surmonter les malentendus d'ordre politique ? Conscients de la prééminence de favoriser le dialogue et fortifier les échanges entre les sociétés civiles, les moyens de communication de masse au Maroc et en Espagne tentent en périodes normales de tempérer les stéréotypes négatifs et connotations péjoratives sur chacun des deux pays. 2.5.1.- Les medias a armes inégales Historiquement, la presse écrite est intimement liée à la politique au Maroc mais les véritables causes de son retard à l'égard de son homologue espagnol se justifient surtout par l'absence de puissants groupes d'édition indépendants. Au plan de la couverture médiatique, l'agence officielle Maghreb Arabe Presse (MAP) est l'unique media marocain qui assure la couverture permanente de l'actualité espagnole grâce aux énormes moyens financiers mis à sa disposition par l'Etat et à un réseau de correspondants à Madrid, Barcelone et Las Palmas. A côté, Al Bayane et Al Ayam sont les uniques médias qui disposent de correspondants alors que d'autres journaux, tel Almassae, bénéficient des services de collaborateurs. En face, l'Espagne compte au Maroc le collectif de correspondants étrangers (de la même nationalité) le plus nombreux. Au plan comparatif entre les journaux marocains et leurs homologues espagnols, il suffit de dire qu'en 2009, les recettes de l'ensemble de la presse écrite espagnole ont atteint 2,125 milliards d'euros, dont 1,764 milliard d'euros pour la vente d'exemplaires. Au plan technique, les agences de presse Efe, Europa Presse ou Servimedia diffusent quotidiennement un incessant flot d'informations sur le Maroc, devançant parfois l'agence MAP. Le peu de télé journaux présentés à la Télévision Marocaine, l'absence d'une station radio ou d'un canal thématique d'information en continu (similaires à Radio Cinco Todo Noticias et TVE 24 Horas) et le bouclage prématuré de la presse écrite placent les médias espagnols dans une situation avantageuse pour informer en temps réel de tout ce qu'ils jugent important et urgent au royaume. Les pages Web des journaux espagnols constituent également une source d'information pour les internautes hispanophones marocains pour connaître les derniers développements dans les relations entre le Maroc et l'Espagne et ce qui se passe dans leur propre pays. En général, les quotidiens marocains bouclent au plus tard à 16 :00 et les premiers exemplaires sont distribués à partir de 20:00 alors que les correspondants espagnols remettaient leurs dernières chroniques à des heures très tardives, ce qui permet à leurs journaux de publier, dans l'édition du lendemain, les dernières nouvelles sur le Maroc. Dans ce contexte, il est notoire de signaler les informations qui ont un rapport avec les séances parlementaires qui se déroulent habituellement l'après-midi, les dernières activités du roi et du gouvernement, l'échange de toasts en cérémonies officielles, les résumés de la presse locale distribuée le soir, les activités culturelles et sportives, ou les manifestations des diplômés en chômage à Rabat, etc. A titre d'exemple, les médias espagnols furent les premiers à rapporter les premières informations sur le tremblement de terre d'Al-Hoceima (Nord du Maroc), le 24 février 2004. Au niveau structurel, les causes de ce décalage sont d'ordre éthique, professionnel, technique et de conception de l'information dans chacun des deux pays. L'agence de presse espagnole Efe (semi - publique), avait, par exemple, rapporté la mort du roi Hassan II, le 23 juillet 1999 bien avant les médias marocains. L'étude du rôle des médias dans ce sens est très utile pour pouvoir connaître la réalité de chacun des deux pays. Néanmoins, il existe une différence abyssale quant aux conditions de travail des journalistes et l'environnement juridico-professionnel au Maroc et en Espagne. La diffusion de la presse quotidienne en Espagne est quasi 10 fois supérieure à celle du Maroc dont les ventes globales oscillent entre 350.000 et 450.000 exemplaires. Analysant les données de diffusion et d'audience de la presse espagnole, rendues publiques en novembre 2011 par l'Association des Editeurs de Quotidiens Espagnols (AEDE), il ressort que la moyenne espagnole de lecteurs de presse a été de 13.894.000 personnes sur une population de 46.745.807 habitants (au 1er janvier de 2010). L'audience de la presse écrite d'information générale et d'audience nationale continue sur sa lancée en 2009 puisque ce sont 21.336.000 lectures enregistrées quotidiennement. Cependant, la diffusion contrôlée par l'OJD fait état de 3.775.000 exemplaires vendus par jour. Les dix quotidiens d'information générale (ABC, El Mundo, El Pais, El Periodico, La Razon, Publico (disparu), La Vanguardia, El Correo, La Voz de Galicia, El Diario Vasco) ont eu un tirage de 1.767.943 exemplaires mais vendaient seulement 75,33% du total des exemplaires mis en vente. Cependant, ce volume est quatre fois supérieur aux ventes totales de la diffusion contrôlée par l'OJD Maroc (presse quotidienne, hebdomadaires et mensuels d'information générale et spécialisée tous confondus). Les ventes des cinq importants quotidiens sportifs (As, Marca, Mundo Deportivo, Sport, Super Deporte) s'élève à 692.550 exemplaires sur un tirage de 1.032.608 exemplaires (67,06%). La presse écrite en Espagne se distingue aussi par l'édition de quatre grands quotidiens d'information économique (Cinco Dias, Expansion, El Economista, la Gaceta de los negocios) dont la diffusion s'élève à 130.730 exemplaires distribués entre lundi et samedi. Entre 2008 et 2009, les quotidiens espagnols d'audience nationale ont connu la pire crise de leur histoire accusant un recul de 41% en termes de vente brute de publicité et d'exploitation. Les quotidiens ont ainsi bouclé l'exercice avec des pertes totales de 34,2 millions d'euros nets, signale « Le Livre blanc de la Presse Quotidienne 2011 ». Les recettes pour publicité se sont situées en 2009 à leur niveau le plus bas de la précédente décennie en enregistrant 862 millions d'euros contre 1,4 milliards d'euros en 2000. La progression des recettes pour vente d'exemplaires durant la même décennie s'est freinée en 2009 à cause de la récession économique, pour se situer à 1,176 milliards d'euros, chiffre qui est inférieur à celui de 2007. Les recettes d'exploitation estimées à fin 2010 ont également diminué de 4,4% par rapport au précédent exercice pour se situer à 2,125 milliards d'euros, un montant inférieur de 28,7% en comparaison avec 2007, année prise comme référence depuis le début de la crise économique en Espagne. Le volet publicité a été la principale cause du recul des recettes de manière qu'à peine trois ans, l'investissement publicitaire s'est comprimé de 44,5%. Dans cette conjoncture, la vente brute de publicité dans la presse s'est réduite de 42,9% de 2007 à 2009 alors que les recettes pour vente d'exemplaires ont baissé de 14,2%. La baisse de facturation publicitaire est beaucoup plus forte dans la presse que dans d'autres médias conventionnels telles la radio et la télévision. Par contre, la moyenne espagnole de lecteurs de presse a augmenté en 2009 pour atteindre 13,89 millions de lecteurs, soit une augmentation de 1,45%, un indice presque le même que le record enregistré en 2004. Le profil du lecteur espagnol de la presse d'audience nationale est une personne de 44,4 ans. La consommation de la presse par sexe révèle que 60,6% des lecteurs sont des hommes, contre 39,4% de femmes. Durant le premier trimestre de 2011, le diagnostic est encore pire. Les recettes publicitaires devaient baisser alors que les ventes d'exemplaires sont en chute libre. Les causes sont généralement d'ordre technique mais d'autres sont intimement liées à la crise que traverse l'Espagne : manque d'innovation pour s'adapter à l'ère numérique, licenciement de professionnels et baisse de facturation. En termes généraux, les quotidiens ont perdu près de la moitié de leurs recettes publicitaires depuis le début de la crise en 2007 alors que la diffusion réelle s'est réduite de 20%. A titre d'exemple, El Pais vendait en moyenne en 2010 un total de 362.142 exemplaires par jour (baisse de 5,55% par rapport à 2009) contre 453.602 en 2005, suivi d'El Mundo avec 261.505 exemplaires (moins 4,71%), ABC avec 224.528 exemplaires (moins 2,77%) et de la Razon avec 95.794 exemplaires (baisse de 3,93%). 2.5.2.- REGARD CRITIQUE Il est légitime de nous interroger sur le traitement qui se fait des événements qui surviennent ou concernent le Maroc, la perception de ce pays dans la production de la presse espagnole. Certaines questions constituent, en outre, l'axe central des chroniques des correspondants de la presse espagnole au Maroc. Ils sont constamment signalés dans leur menu du jour tout commentaire ou information concernant les droits humains, le Sahara, le trafic du hachich (cannabis), l'islamisme, l'immigration, la démocratisation des institutions, la transition démocratique, la femme et la monarchie. Dans des circonstances particulières, sont également publiés des commentaires portant la signature d'un député, d'un ex-ministre, d'un membre de l'Académie Royale d'Espagne, d'un journaliste – écrivain ou d'un simple collaborateur pour commenter un fait d'actualité en relation avec le Maroc. Les quotidiens d'audience nationale, fermement associés à un bipartisme larvé en Espagne, font partie à leur tour de puissants groupes de presse et sont dirigés par des professionnels connus pour leurs affinités soit avec le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) soit avec le Parti Populaire, les deux grands partis politiques qui se disputent traditionnellement le pouvoir. En périodes de tension avec le Maroc, la presse espagnole pullule de commentaires et chroniques élaborés par des collaborateurs occasionnels qui écrivent particulièrement dans la presse régionale. Ce sont des économistes, entrepreneurs ou universitaires, une catégorie de collaborateurs bien préparés pour expliquer les relations économiques avec le Maroc, les conséquences de l'immigration ou les gestes de solidarité du mouvement associatif en rapport avec la question du Sahara. Leurs analyses se nourrissent de données puisées dans des sources fiables, rapports de conjonctures ou informations de première main. Toutefois, la principale proportion des chroniques publiées est l'œuvre de correspondants installés au Maroc qui recourent, pour leur part, au commentaire monographique pour expliquer les causes des crises entre les deux pays voisins. Curieusement, le nombre des lecteurs de ce qui s'écrit en Espagne sur le Maroc est très réduit. Il se constitue principalement d'un public intéressé, tels les journalistes marocains, les ambassades du Maroc à Madrid et d'Espagne à Rabat, ainsi que des universitaires, techniciens de la coopération ou chercheurs concernés par les relations maroco-espagnoles. 2.5.3.- Agenda médiatique et construction sociale Traditionnellement, les relations maroco-espagnoles sont à la merci de tensions cycliques. L'épisode de l'îlot de Toura/Laila (Persil), en juillet 2002, pèse encore lourd sur la mémoire collective puisqu'il avait placé les deux pays au bord d'une confrontation militaire. Un dernier incident, provoqué à la suite du délogement du campement de Gdeim Izik, dans la banlieue de Laâyoune, en automne de 2010, avait ravivé les tensions dans les relations entre les deux Etats. L'analyse de contenu de trois quotidiens d'audience nationale (El Pais, El Mundo et ABC) du 9 novembre au 8 décembre de la même année, a permis de relever la publication d'un total de 823 éléments informatifs, graphiques ou interprétatifs sur le Maroc, soit une moyenne de plus de 27 éléments par jour durant un mois. En détail, ils ont été publiés 297 chroniques de correspondants, 41 éditoriaux, 105 commentaires signés, 247 photographies, 41 caricatures et graphiques ainsi que 36 entretiens sur des thèmes en rapport avec le Maroc. Uniquement à la « Une », le royaume a été cité 56 fois. Compte tenu de ces données, chacun des trois quotidiens a publié une moyenne de neuf éléments par jour durant un mois, une proportion excessivement élevée pour informer leurs lecteurs de l'actualité d'un pays étranger. La majorité des informations relatives au Sahara ont été insérées dans les sections « Espagne » ou « Nation » comme s'il s'agissait d'une question de l'actualité nationale. Dans ce contexte, la presse assume un rôle décisif dans le suivi des événements qui se déroulent au Maroc, particulièrement au Sahara. Dans l'échelle des valeurs, il ressort de cette analyse, la prééminence d'un ton critique dans les éditoriaux, commentaires, chroniques ou caricatures à l'égard des institutions marocaines, particulièrement, les ministres de l'Intérieur et de la Communication – Porte parole du gouvernement. Par contre, durant la période de l'étude (novembre-décembre 2010), aucune mention ne fut faite du bilan des inondations, accidents de la route au Maroc ou de la ligue marocaine de football. Cette fois, ce sont les médias qui furent les protagonistes d'une tension en mettant face-à-face sociétés civiles, partis politiques et parlements des deux pays. Les médias ont aussi pour la première fois de l'histoire des relations bilatérales imposé leur agenda aux gouvernements. La presse espagnole se nourrit, ainsi en période de crise, des frictions entre les gouvernements d'Espagne et du Maroc alors que les tentatives de dépurer les tensions et reproches absorbent la plupart des efforts déployés par les diplomates, la société civile, et les cercles économiques. A la surprise des politiques et en dépit de la situation de tension qui peut être qualifiée d'anormale dans les relations entre deux Etats voisins, l'intégration des immigrés marocains au plan socioprofessionnel en Espagne est effective puisque 848.109 sont en situation régulière dont 204.338 affiliés à la Sécurité Sociale, selon les statistiques actualisées au 9 août 2012. Parallèlement à ces statistiques, les échanges culturels et les efforts que déploie la société civile permettent aussi de modifier le prisme par lequel sont vus le Maroc et les marocains dans l'opinion publique espagnole. La presse dans les deux pays est appelée, à son tour, à assumer sa part de responsabilité pour atténuer les malentendus, les stéréotypes et préjugés qui reprennent surface de temps à autre entre les deux pays. A suivre ...