Au Maroc, les mécanismes de la négociation collective remontent à l'ère précoloniale. Dans plusieurs villes telles Fès, Marrakech ou Rabat, les corporations d'artisans et de commerçants étaient nombreuses et organisées selon des critères professionnels et géographiques. Les annales de l'orientalisme français, dont la célèbre étude de Louis Massignon sur le phénomène corporatif au Maroc (1924), sont unanimes à leur accorder le statut de véritable contrepouvoir économique par rapport au pouvoir central. Le protectorat français a certes contribué à institutionnaliser le phénomène corporatif en créant les premières chambres professionnelles et en favorisant l'apparition des premières organisations syndicales du Maroc. Celles-ci se sont même taillé un rôle indispensable dans la lutte pour l'indépendance et le recouvrement par le Maroc de sa souveraineté politique et économique. Au lendemain de l'indépendance, les Constitutions du royaume ont consacré à ces organisations professionnelles un article entier (article 3), dont la rédaction est restée inchangée jusqu'en 2011. L'idée était alors de partager avec les partenaires sociaux et les opérateurs économiques la gestion du système productif et de soumettre cette gestion aux principes de négociation, de convention et de partenariat. Cette politique était confortée, en outre, par la vocation libérale de l'économie marocaine dont on sait qu'elle a très tôt affiché son adhésion aux principes du marché, de l'ouverture commerciale et de la concurrence loyale. Autant dire que l'existence d'un Etat planificateur et régulateur fort était loin d'impliquer une quelconque vocation au monopole de la décision économique. À l'évidence, la Constitution de 2011 a capitalisé sur ces acquis en précisant dans son article 8 que «(...) les organisations syndicales des salariés, les chambres professionnelles et les organisations professionnelles des employeurs contribuent à la défense et à la promotion des droits et des intérêts socioéconomiques des catégories qu'elles représentent. Leur constitution et l'exercice de leurs activités, dans le respect de la Constitution et de la loi, sont libres. Les structures et le fonctionnement de ces organisations doivent être conformes aux principes démocratiques. Les pouvoirs publics œuvrent à la promotion de la négociation collective et à l'encouragement de la conclusion de conventions collectives de travail dans les conditions prévues par la loi». Cette disposition constitutionnelle est révolutionnaire à tous égards. Inscrivant le droit des différentes catégories sociales de sauvegarder leurs intérêts socioéconomiques, elle ôte aux pouvoirs publics tout monopole sur la définition des choix économiques du pays. Le nouveau dispositif constitutionnel fait ainsi bénéficier aux opérateurs économiques privés d'au moins trois libertés à savoir, la liberté de se constituer librement en organisations professionnelles ; la liberté de négocier collectivement entre eux et avec l'Etat ; la liberté de bénéficier de la protection juridique et du soutien financier de l'Etat. L'on perçoit ici un écho manifeste du constitutionnalisme libéral dont la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Celle-ci garantit, dans son article 28, le « (...) droit de négociation et d'actions collectives », droit en vertu duquel il appartient aux travailleurs et aux employeurs ou à leurs organisations respectives de négocier, de conclure des conventions collectives aux niveaux appropriés et de recourir, en cas de conflits d'intérêts, à des actions collectives pour la défense de leurs intérêts. En réalité, les nouvelles dispositions de l'article 8 de la Constitution marocaine ne font qu'entériner un fait qui a toujours marqué les relations entre les pouvoirs publics, les opérateurs économiques et les partenaires sociaux. Pour ne citer que le cas le plus significatif, la politique du dialogue social, amorcée au milieu des années 1990, constitue un cadre de négociation collective au sens de l'article 8. Les trois parties prenantes en l'occurrence, l'Etat, le patronat et les syndicats les plus représentatifs, y traitent des différentes questions relatives aux intérêts respectifs des employeurs et des employés. Sous la houlette de l'Etat, les tractations entre les représentants du patronat et ceux des salariés se soldent très souvent par la conclusion de conventions collectives. Il en est de même de la législation afférente à la régulation du système productif. La Chambre des conseillers aménage aussi bien aux opérateurs économiques qu'aux organisations syndicales une représentation appropriée pour concourir à l'élaboration des lois qui traitent directement ou indirectement des questions économiques (code du travail, loi sur la concurrence, loi sur la protection du consommateur, adhésion aux normes relatives à la détermination du domicile fiscal, code de la circulation routière, etc.). Ces lois font l'objet de longues et laborieuses négociations collectives, l'Etat s'en tenant dans la plupart des cas au statut d'accompagnateur assurant de par son arbitrage une régulation équilibrée de l'intérêt national et de celui des différentes parties prenantes. Somme toute, la scène économique au Maroc se démarque par l'existence d'un cadre législatif élaboré et d'un mode de fonctionnement des plus rationnels. Ce système s'inspire aussi bien de la pratique économique qui a marqué l'histoire du royaume que des principes et standards internationaux en vigueur. De la sorte, les règles de bonne conduite, de transparence et de concurrence loyale sont omniprésentes et renforcées par l'existence d'un processus de négociation entre l'Etat et les professionnels des différents secteurs, rassemblés dans des corporations. Ces entités constituent, comme cité plus haut, un véritable contrepouvoir. Ce qui est en mesure de remédier à tout dépassement supposé de la part de l'Etat ou de tout autre intervenant. Professeur à la faculté de droit de Rabat-Agdal Conseiller auprès du Centre d'Etudes Internationales* * Créé en 2004 à Rabat, le Centre d'Etudes Internationales (CEI) est un groupe de réflexion indépendant, intervenant dans les thématiques nationales fondamentales, à l'instar de celle afférente au conflit du Sahara occidental marocain. La conflictualité structurant la zone sahélo-maghrébine constitue également l'une de ses préoccupations majeures. Outre ses revues libellées, «Etudes Stratégiques sur le Sahara» et «La Lettre du Sud Marocain », le CEI initie et coordonne régulièrement des ouvrages collectifs portant sur ses domaines de prédilection. Sous sa direction ont donc été publiés, auprès des éditions Karthala, «Une décennie de réformes au Maroc (1999-2009)» (décembre 2009), «Maroc-Algérie : Analyses croisées d'un voisinage hostile » (janvier 2011) et «Le différend saharien devant l'Organisation des Nations Unies» (septembre 2011). En avril 2012, le CEI a rendu public un nouveau collectif titré, «La Constitution marocaine de 2011 – Analyses et commentaires». Edité chez la LGDJ, ce livre associe d'éminents juristes marocains et étrangers à l'examen de la nouvelle Charte fondamentale du royaume.