C'est dans un amphithéâtre archicomble que l'économiste Samir Amin a animé une conférence débat le jeudi 8 décembre à la faculté de Droit Agdal sur le sujet de ce qui est convenu d'appeler « le printemps arabe » et son corollaire « l'automne capitaliste ». Le conférencier est bien connu dans les milieux universitaires. Ses thèses et ses analyses sur le capitalisme mondial, son œuvre prodigieuse portant à la fois sur l'économique, le politique et le philosophique font de ce chercheur égyptien un véritable penseur social. Il récuse le court terme. Il préfère inscrire ses analyses dans une trajectoire historique se mesurant par siècles au point, considère-t-il, qu'un demi-siècle n'est rien dans l'histoire des peuples. D'emblée, Samir Amin annonce sa thèse : « il n'y a pas eu de printemps arabe, peut être quelques hirondelles » ? Et de s'interroger : où cela pourrait-il conduire ? A un monde meilleur ? A un monde pire ?... Pour esquisser d'y répondre, le conférencier s'est prêté à un exercice d'historien en brossant, chemin faisant, l'évolution du capitalisme depuis sa germination jusqu'à sa maturité. Le système capitaliste a été le produit, dit-il, d'une très longue période de préparation qui s'est étalée sur 8 siècles (entre 1000 et 1800 à peu près).Il a connu son apogée au XIXème siècle avant d'entamer une phase de déclin depuis le début du XXème et qui se poursuit de nos jours. Cette phase de déclin se poursuivra, probablement durant le XXIème siècle pour déboucher sur un autre monde dont il est difficile de dessiner les contours. Le déclin du système capitaliste se manifeste, entre autres, par le fait que « l'initiative passe aux mains des peuples des périphéries : Asie, Amérique latine » et pourquoi pas, demain, les peuples arabes. En conséquence, le centre de gravité se déplace de la triade (USA, Union européenne, Japon) vers les pays émergents tels que les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine). Cette crise du capitalisme, et de son corollaire l'impérialisme, qui est une crise systémique, conduit à une lutte incessante entre les forces conservatrices et les forces de progrès social. Les capitalistes, ou plus exactement « l'impérialisme collectif » constitué par la triade, réagit à travers un certain nombre de mesures dont les plus récentes résident dans la privatisation, la financiarisation, la militarisation de la gestion de la mondialisation. Cet impérialisme collectif bénéficie forcément de relais locaux. En revanche, les forces de progrès militent, à leur tour, pour l'avènement d'un monde meilleur et une civilisation avancée. Et c'est dans cette perspective que s'inscrit le mouvement altermondialiste, les indignés et les mouvements sociaux dans le monde arabe. En somme, la lutte oppose, pour faire simple, le « bloc compradore » et le « bloc anti-compradore ». Et là, on touche à un vieux débat qu'on a tendance à oublier sur la « bourgeoisie compradore » ! Pour coller au « printemps arabe », Samir Amin s'est intéressé au cas de l'Egypte qu'il connaît relativement mieux que les autres même s'il n'exclue pas sa généralisation aux autres pays de la région. L'Egypte, dit-il, a toujours vécu une confrontation permanente entre les forces de modernisation et les forces conservatrices et réactionnaires. Et d'ajouter que l'histoire de ce pays est une histoire de longues vagues d'un demi-siècle chacune : une vaque montante (1920-1970) et une vague de repli (1970-2011). Le mouvement déclenché à place Tahrir, amorce une nouvelle vague. On y trouve deux forces majeures : (i) un nouveau prolétariat soumis à des formes d'exploitation brutale, subissant toutes formes de précarité et d'exclusion, (ii) un bloc réactionnaire qui comprend la direction de l'armée (impliquée dans le business), les multimilliardaires (qui se comptent par dizaines de milliers !). Et c'est par rapport à cette contradiction principale de la société égyptienne que les autres forces doivent se positionner. Pour Samir Amin, les « Frères musulmans» constituent un « parti réactionnaire ». Et de préciser que les islamistes dits « modérés » sont ceux qui acceptent le libéralisme et le marché sans jamais les remettre en cause. Est-ce le cas partout des partis et mouvements islamistes dans le monde arabe ? Le conférencier répond sans ambages par un oui catégorique. Jugement hâtif et précipité qui manque de recul historique, pensons-nous. Car le mouvement islamiste est loin d'être homogène et monolithique et il n'est pas figé non plus. Que faire alors pour pousser le capitalisme dans ses derniers retranchements ? Il faut accentuer les luttes qui restent dans l'ensemble « défensives ». Le conférencier propose de passer à l'offensive. Ce qui demande « de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace » formule empruntée au révolutionnaire français Danton (1792). Cela signifie s'attaquer aux racines du mal, c'est-à-dire à la domination du capitalisme à l'échelle mondiale. Ce faisant, l'auteur de « la déconnexion » plaide pour une « socialisation de la gestion économique » à travers les trois « D » : définanciariser, démondialiser, démocratiser. Vaste programme. Le déclin du capitalisme, bien réel, ne signifie pas son effondrement. *Professeur de sciences économiques